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BENSON IBEABUCHI/AFP

BLOG - Désinformation en période électorale en Afrique : enseignements du Kenya et du Nigeria (et ce que vous pouvez faire face à ce problème)

Une douzaine de pays d’Afrique doivent organiser une élection présidentielle en 2023, dans un contexte de plus en plus marqué par la désinformation politique. Lors de scrutins similaires organisés au Kenya en 2022 et au Nigeria en 2023, des fausses nouvelles ont circulé pendant la campagne électorale, lors des opérations de vote et de décompte des voix, et même après. Que peuvent faire les électeurs face à désinformation politique ? Se fondant sur des enseignements de situations vécues dans leurs pays, nos journalistes Motunrayo Joel, du bureau du Nigeria, et Alphonce Shiundu, du bureau du Kenya, vous proposent quelques pistes.

Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, a organisé une élection présidentielle en février 2023. Au cours de la campagne électorale, les électeurs ont été submergés par la désinformation politique. La diffusion de fausses nouvelles s'est poursuivie pendant le dépouillement des votes,  et bien après.

Le Kenya reste polarisé à la suite de l'élection présidentielle d'août 2022. L'opposition a organisé des manifestations en mars 2023 pour notamment dénoncer les résultats du scrutin.

Les deux pays ont été des cibles de Cambridge Analytica, la société britannique de conseil politique qui a tenté d'influencer les élections générales au Nigeria en 2015 et au Kenya en 2017.

Près de dix autres pays, dont la République démocratique du Congo (RDC), le Zimbabwe, le Soudan du Sud et la Sierra Leone, organiseront une présidentielle en 2023. Si l'on inclut les élections parlementaires et locales, cela fait plus de plus de 20 pays africains concernés par des scrutins en 2023. Et en 2024, d'autres, comme l'Afrique du Sud, le Ghana, le Rwanda, l'Éthiopie et l'Égypte, se rendront aux urnes.

Dans ce contexte politique et avec le potentiel de désinformation qui en découle, les prévisions pour un débat public honnête et une stabilité post-électorale sont, de notre point de vue, sombres.

À l'occasion de l’édition 2023 de la journée mondiale du fact-checking, célébrée le 2 avril, voici ce que nous avons appris de nos efforts de vérification des faits lors des élections au Nigeria et au Kenya. Nous faisons également le point sur ce que l'électorat africain peut faire pour promouvoir un débat public honnête, favoriser des élections crédibles et des décisions fondées sur des données fiables.

1) Le ciblage des journalistes, du pouvoir judiciaire et des organes de gestion des élections est une tactique notoire

Les militants politiques ciblent de plus en plus les médias, le pouvoir judiciaire et les organes de gestion des élections par le biais de la désinformation politique. Ces institutions sont souvent accusées de partialité ou d'incompétence, voire présentées comme corrompues ou peu fiables.

Certaines nouvelles fausses ou trompeuses sont utilisées pour intimider les journalistes ou les fonctionnaires perçus comme une menace pour les campagnes politiques. Au Nigeria, par exemple, il a été rapporté que des groupes de soutien politique avaient exagéré et annoncé la victoire de leur candidat avant que la Commission électorale nationale indépendante (Céni) n'ait compilé les résultats.

L'objectif est de saper la crédibilité de ces institutions et des personnes qui y travaillent, d'éroder la confiance du public et de promouvoir des récits alternatifs semant discorde et confusion.

2) L'ethnicité, la culture et la religion sont mises en avant et exploitées lors des élections

Dans de nombreux pays africains, les élections sont considérées comme un recensement ethnique, car la mobilisation politique se fait souvent selon des lignes ethniques.

En conséquence, le débat public sur des questions socio-économiques essentielles, telles que l'économie, l'emploi, la gouvernance, l'éducation et les soins de santé, est souvent étouffé. Au lieu de cela, l'ethnicité des hommes politiques est mise en avant, et les stéréotypes négatifs dominent l’actualité politique.

Au Nigeria, ces questions, ainsi que le zonage politique et la géographie ont été mises en évidence lors des élections de février 2023.

L'exploitation de ces divisions permet aux politiques d'invoquer plus facilement la solidarité ethnique, religieuse ou même culturelle. Cela permet aussi de polariser et de polluer le débat, et éventuellement de remporter les élections sans aborder les questions de politique publique.

La culture, elle aussi, est détournée par les politiciens, comme nous l'avons vu au Kenya.

3) Les gens sont plus connectés, mais les électeurs restent vulnérables aux fausses informations

L'utilisation d’internet en Afrique augmente, selon les plus récentes données de l'Union internationale des télécommunications (UIT), l'agence des Nations unies pour l'information, la communication et la technologie.

Cependant, de nombreux obstacles rendent l'expérience numérique moins facile pour les électeurs africains. Il s'agit notamment de compétences numériques limitées pour naviguer dans le paysage en ligne, d'informations publiques inaccessibles ou de mauvaise qualité, et même de la langue. La langue d'internet est souvent l'anglais, le français ou l'arabe, mais tous les Africains connectés ne parlent pas ces langues.

La mauvaise réglementation des espaces en ligne permet aux promoteurs de la désinformation politique d'utiliser facilement l'analyse des données, comme on l'a vu dans le scandale Cambridge Analytica.

Et lorsque les médias mettent en place des abonnements payants, cela rend les informations de qualité coûteuses et inaccessibles à de nombreuses personnes, les obligeant à recourir à des informations de moindre qualité. Comme l’a dit Tara McGowan, fondatrice d’une société gérant un réseau d’information étatsuniens, dans une tribune publiée le 17 juillet 2022,  « la démocratie meurt derrière les abonnements payants » (« Democracy dies behind a paywall »).4) La réglementation gouvernementale est risquée et inadéquate

La plupart des menaces qui pèsent sur la démocratie sont réglementées par les gouvernements. Toutefois, lorsqu'il s'agit de désinformation politique, la réglementation gouvernementale est difficile à mettre en place, car les autorités utilisent parfois les leviers de l'État pour diffuser des « informations » fausses et trompeuses pendant les élections afin de conserver le pouvoir.

Dans certains pays, comme l'Ouganda et le Nigeria , lorsque les plateformes de médias sociaux se sont attaquées à ces réseaux de désinformation, les autorités ont riposté en les fermant.

En outre, les autorités peuvent occasionnellement vouloir lutter contre les fausses informations et les discours de haine, mais finissent par supprimer le droit à l'information et à la liberté d'expression.

S'il est utile d'avoir des lois pour promouvoir la vie privée, la sécurité numérique et la sûreté, ainsi que pour encourager la circulation d'informations vérifiables, ces lois doivent être évaluées par rapport au risque d'étouffer un débat public honnête.

5) La responsabilité des plateformes numériques dans les élections africaines est encore à l'état embryonnaire

La plupart des médias sociaux populaires - Facebook, Twitter, WhatsApp, Telegram, Instagram, TikTok et YouTube - utilisées en Afrique appartiennent à des sociétés étrangères basées aux États-Unis, en Europe ou en Chine, ou opérant depuis ces endroits.

Ces plateformes mettent souvent l'accent sur l'Afrique pendant les élections et collaborent avec des vérificateurs de faits, dont Africa Check, pour lutter contre la désinformation en ligne.

Elles investissent dans des outils, des fonds et du personnel pour lutter contre la désinformation dans le contexte africain, mais généralement sur la base de projets. Une fois les élections terminées, elles passent à autre chose. Il n'est donc pas facile de tenir ces entreprises pour responsables de la diffusion de discours haineux et de désinformation politique sur leurs plateformes.

On ne sait pas non plus comment les algorithmes hiérarchisent les débats en ligne sur ces plateformes, comment certaines questions sont amplifiées et comment les fausses nouvelles sont affaiblies. La pérennité des stratégies, des outils et des tactiques de lutte contre la désinformation en ligne pendant les élections est difficile à assurer pour des raisons financières et de propriété.

La question demeure : comment les gouvernements africains et la société civile peuvent-ils tenir ces multinationales étrangères comptables de la désinformation politique, au-delà des lois évidentes sur la protection des données et la confidentialité numérique ? En d'autres termes, si ces plateformes ne promeuvent pas des données exactes et un débat public honnête sur le continent, de quels recours disposent les gouvernements africains ?

Que peut faire l'électeur africain face à la désinformation politique pendant les élections ?

Voici cinq conseils.

1. L'éducation aux médias, au numérique et à l'information aide les électeurs à comprendre le fonctionnement des médias, à évaluer la fiabilité de leurs informations. Elle aide également à trouver des informations crédibles, à les vérifier, les repérer et ainsi arrêter le cycle de la désinformation politique en toute sécurité et de manière intelligente. Davantage d'alphabétisation est nécessaire pour aider à contrer les stratégies évolutives de pollution de l'information. Les organes de gestion des élections et d'autres institutions doivent par ailleurs s'efforcer d'élaborer et de mettre en œuvre des stratégies de communication claires et transparentes afin de fournir des informations opportunes sur les questions importantes.

2. Dans tous les pays où Africa Check opère, il est devenu de plus en plus évident que la société civile, les organisations de médias, les journalistes, les agences gouvernementales, les plateformes technologiques et le public doivent travailler ensemble pour surveiller, anticiper, démystifier et dénoncer la désinformation politique nuisible. Ces efforts de collaboration ont fonctionné au Kenya et au Nigeria, et seront implantés au Sénégal et en Afrique du Sud pour leurs prochaines élections.

3. Il est important de comprendre l'histoire, la culture, la religion et le contexte politique avant d'élaborer des stratégies de lutte contre la désinformation politique et électorale. Vous devez comprendre le contexte des questions qui font l'objet d'un débat public, décortiquer tous les aspects de la question et identifier la manière dont ces aspects sont utilisés pour accentuer les divisions sociales et répandre la désinformation. Vous devez prendre les mesures nécessaires pour rompre le cycle, sans éloigner les personnes que vous essayez d'atteindre les personnes que vous essayez d'atteindre avec des informations crédibles.

4. Si la vérification des faits ne suffit pas à elle seule, il est utile de donner aux vérificateurs de faits des moyens matériels, financiers et des outils, afin que les pays permettent à un plus grand nombre de personnes de vérifier les faits et de les démystifier pour le public. Les vérificateurs de faits aident le public à démêler le vrai du faux, tout en tenant les personnalités publiques responsables des affirmations qu'elles font.

5. Avec l'évolution de la technologie, les organisations de vérification des faits doivent établir des partenariats avec des plateformes technologiques pour développer des outils qui suivent le rythme de l'évolution de la désinformation. Les campagnes sophistiquées de désinformation électorale sont très bien coordonnées, Les campagnes sophistiquées de désinformation électorale sont hautement coordonnées, utilisant des tactiques et des stratégies qui touchent rapidement de nombreuses personnes. Disposer d'outils développés grâce à l'intelligence artificielle et à l'apprentissage automatique, capables de détecter des modèles, d'identifier des tendances et de cartographier la trajectoire et les acteurs des réseaux de désinformation politique, permettra de lancer des alertes précoces et de déjouer ces réseaux.

Une dernière chose…

En fin de compte, les pays africains doivent trouver des moyens de résister à la désinformation politique. Cela nécessite un effort soutenu pour promouvoir la transparence, la responsabilité et les valeurs démocratiques. En outre, cela aidera les personnalités publiques et les campagnes politiques à fonder leurs déclarations publiques sur des preuves. Les pays doivent aussi investir dans la sensibilisation aux dangers de la désinformation et dans la promotion de l'esprit critique chez les citoyens, tout en concevant des moyens de demander aux plateformes de médias sociaux d'étiqueter ou de supprimer les fausses informations et de sévir contre les réseaux de désinformation.

Cet article a été publié le 4 avril 2023 sur notre site en anglais. Il est consultable ici.

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