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Blog – Comprendre l’écosystème des fausses informations au Sénégal

En mai 2021, le Centre pour la Démocratie et le Développement (CDD), basé à Abuja au Nigeria, a commandité des études sur l’écosystème des fausses informations dans les 15 pays de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Notre rédacteur en chef, Samba Dialimpa Badji, a été désigné pour rédiger le rapport sur le Sénégal. Ce blog est un condensé de son travail.

Le rapport publié en janvier 2022 a été élaboré grâce à une dizaine d’entretiens directs avec des journalistes, des chercheurs en sciences de l’information et de la communication, des juristes, des acteurs politiques tout comme des activistes. Il a également nécessité des discussions de groupes et une revue de la littérature.

A la lecture de l’étude, cinq enseignements peuvent être tirés en ce qui concerne la circulation de l’information, les acteurs clés, l’impact des fausses informations, les acteurs externes ainsi que le cadre législatif et les initiatives de lutte contre la désinformation.

La circulation de l’information et les acteurs clés

Tout en faisant un rappel historique de l’évolution du paysage médiatique sénégalais depuis l’indépendance du pays en 1960, le rapport souligne que l’apparition de l’Internet et des réseaux sociaux a été un grand bouleversement dans les habitudes de consommation de l’information par le public. Citant une étude de l’organisme Afrobarometer publiée en mai 2021, le document montre que, pour s'informer, 54 % des Sénégalais disent recourir aux réseaux sociaux,  48 % à l’Internet.

Pour sa part, le web 2.0 a démocratisé la prise de parole et même la diffusion de l’information. Avec les réseaux sociaux, les journalistes n’ont plus le monopole de la diffusion de l’information, puisque chaque individu muni d’un smartphone est un potentiel diffuseur de contenu.

Selon le rapport We are Social 2021 le Sénégal compte 3,9 millions d'usagers des réseaux sociaux, dont 3,2 millions sur Facebook, faisant de ce réseau la plateforme la plus utilisée dans le pays, suivie d'Instagram (1,2 million), Facebook Messenger (700 000) et LinkedIn (680 000). Twitter arrive loin derrière avec 148 400 utilisateurs. 

Tout en étant des plateformes de partage, les réseaux sont aussi des outils qui facilitent la propagation des fausses informations. L’étude souligne toutefois que les rumeurs et les fausses informations ont existé bien avant les réseaux sociaux.

Malgré le développement de l’Internet, la radio et la télévision restent les principales sources d’information des Sénégalais, indique l’étude. Toutefois la confiance dans les médias s’effrite progressivement, déplore le rapport, qui indique par ailleurs que les médias et les journalistes sont cités parmi ceux qui diffusent le plus les fausses informations, à côté des acteurs politiques (cités en premier).

En revanche l’étude n’a pas pu déterminer si des acteurs externes, Etats ou organisations, étaient impliqués dans la fabrication et la propagation des fausses informations au Sénégal.

L’impact des fausses informations

L’étude s’est également intéressée à l’impact des fausses informations. Tout d’abord dans la sphère politique, avec l’élection présidentielle de février/mars 2019 qui fut une période où les fausses informations ont circulé à un niveau jamais égalé. Pas que les tentatives de manipulation de l’opinion avec la propagande politique n’existaient pas auparavant, mais celle-ci s’est accentuée avec l’apparition des réseaux sociaux qui élargissent le champ des possibles en matière de dissémination.

Selon Assane Diagne1  du Committee to Protect Journalists, lors de la campagne pour la présidentielle 2019 « les deux camps, pouvoir comme opposition, ont eu recours aux fausses informations, soit pour discréditer l'adversaire soit pour exagérer un bilan ». C'est une période au cours de laquelle « les fausses informations qui ont circulé sur les différents types de médias et Internet, ainsi que les réseaux sociaux, leur ont donné une plus grande portée. Toutefois des études plus poussées sont nécessaires pour connaître leur impact réel sur la vie politique ».

C’est ainsi qu’on a vu l’opposant Ousmane Sonko être la cible d’une rumeur l’accusant d’avoir reçu de l’argent d’une compagnie pétrolière. Rumeur relayée aussi bien par des sites web que des médias classiques qui n’ont jamais apporté la moindre preuve. Mieux ou pire, la journaliste britannique présentée comme étant à l’origine de la révélation impliquant Ousmane Sonko, a non seulement nié, mais a réalisé un documentaire radiophonique dans lequel elle tentait de remonter à l’origine de la rumeur.

Toutefois, le rapport n’a pas pu déterminer si cette histoire a eu un quelconque impact sur le score d’Ousmane Sonko, qui est arrivé troisième à la présidentielle de 2019 avec 15 %.

La crise de la Covid-19 fut également une période propice de propagation des fausses informations, souligne l’étude. Des fausses informations qui ont pu pour effet d’installer la suspicion au moment de lancer la campagne de vaccination. 

A titre d’exemple, certains sites d’information, déformant les propos d'un responsable de l'OMS au Sénégal, avaient laissé entendre que le gouvernement avait accepté qu'un vaccin contre la Covid-19 soit testé dans le pays. En réalité, ce dernier parlait d'essais thérapeutiques dans le cadre du programme Solidarity de l'OMS.

De plus, un dirigeant d'un syndicat d'enseignants très connu dans le pays, Dame Mbodj, est régulièrement invité sur les plateaux télé où il reprend allègrement des théories conspirationnistes. Il a par exemple affirmé lors de plusieurs passages à la télé que les vaccins anti Covid-19 entrent dans le cadre d'un complot visant à réduire la population africaine.

Toutes ces rumeurs amplifiées par les médias et sur les réseaux sociaux ont contribué à la réticence d'une majorité de Sénégalais à aller se faire vacciner à l'annonce du démarrage de la campagne de la vaccination. Selon une étude menée par le Projet Coronavirus Anthropologie Afrique (CORAF) en octobre 2020, 6 personnes enquêtées sur 10 déclaraient qu'elles refuseraient le vaccin et 3 sur 10 indiquaient ne pas être décidées ou que leur choix serait soumis à des conditions. Parmi les motifs de refus du vaccin la plupart font écho à des fausses informations propagées sur les réseaux sociaux, notamment celles indiquant que « le vaccin serait incertain parce qu'il a été mis au point trop rapidement et ses effets secondaires pourraient être très graves et cachés », ou encore que « le vaccin fait partie d'un complot occidental visant à réduire la population africaine », note l’étude.

Le cadre législatif réglementaire et la lutte contre les fausses informations

Les fausses informations semblent être devenues une source de préoccupation pour les autorités sénégalaises. A tel point que, fait remarquer l’étude, le président Macky Sall avait souligné en août 2018 « la nécessité d'organiser une veille stratégique, collective et permanente pour contrecarrer les fake news et autres informations fausses et malveillantes ». 

Dans la même lancée, le chef de l'État sénégalais a appelé le gouvernement à mettre en place un dispositif de régulation et d'encadrement spécifique des réseaux sociaux. Cet appel a eu pour effet, l’élaboration d’un projet de loi portant encadrement de l'usage des réseaux sociaux. L'article 16 du texte, qui n'a pas encore été présenté aux députés, prévoit des peines d'un an à trois ans et une amende d'un million de francs CFA pour « quiconque achemine, véhicule ou vulgarise des données informatisées mensongères ». Inutile de souligner que le projet de loi suscite la colère des activistes et défenseurs des droits de l’Homme qui craignent un dispositif pour censurer les réseaux sociaux.

Sur un registre non réglementaire, l’étude met en lumière des initiatives telles que celles d’Africa Check dans le cadre de la vérification par les faits et de l’éducation aux médias. Le rapport évoque également le travail du réseau des blogueurs du Sénégal ou de la Ligue africaine des blogueurs et activistes pour la démocratie (Africtivistes) qui sont fortement impliqués dans la sensibilisation des populations non seulement contre les fausses informations, mais aussi en faveur d'un usage « sain » des outils numériques.

Pour finir, le rapport fait une série de recommandations consistant notamment à renforcer les organes de régulation et d’autorégulation ainsi qu’à adopter une loi sur le droit à l’accès à l’information publique, de même que promouvoir l’éducation aux médias, à l’information et au numérique ; soutenir le développement de médias indépendants de qualité ; soutenir et renforcer les initiatives citoyennes de lutte contre les fausses informations ; mettre en place une agence étatique contre la désinformation (pour faire notamment à des tentatives de déstabilisation menées par des acteurs externes) ; initier des campagnes périodiques de lutte contre les fausses informations.

  • 1Assane Diagne est l'un des premiers journalistes spécialiste du fact-checking en Afrique. Il est l'ancien Directeur Afrique de l'Ouest de Reporters Sans Frontières et le premier Rédacteur en chef du bureau francophone d'Africa Check qu'il a lancé en novembre 2015.

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