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TV5 Monde / Capture d'écran

Blog : la lutte contre la désinformation n’est pas un baroud d'honneur

Les événements de mai dernier en Côte d’Ivoire, où une vidéo sortie de son contexte et devenue virale sur les réseaux sociaux a provoqué des violences, sont une énième preuve que la lutte contre la désinformation n'est pas un baroud d'honneur.

Les événements de mai dernier en Côte d’Ivoire, où des violences ont éclaté à cause d'une fausse information devenue virale sur les réseaux sociaux, confirment – si besoin était – que la désinformation est dangereuse au point de mettre des vies en danger. 

Pour revenir rapidement sur ces événements : une vieille vidéo sortie de son contexte et partagée sur les réseaux sociaux a été présentée comme montrant des Ivoiriens en train d’être torturés au Niger. Ce qui a provoqué des scènes de violences, dans plusieurs communes d’Abidjan; violences au cours desquelles des Ivoiriens s’en sont pris à des membres de la communauté nigérienne en Côte d’Ivoire. Bilan officiel : un mort

En Côte d’Ivoire comme en Inde ou au Brésil, le piège pernicieux de la désinformation

Ces faits ne sont pas anecdotiques ou ne doivent pas être vus comme tels. Ce n’est pas la première fois qu’une fausse information partie des réseaux sociaux provoque des rixes meurtrières. En 2018, l’Inde a été secouée par une série de meurtres collectifs provoqués par un canular sur des kidnappeurs d'enfants. Le canular avait été largement diffusé sur la plateforme de messagerie WhatsApp. En deux mois, 20 personnes ont été tuées. C’est d’ailleurs ce qui a poussé WhatsApp, propriété de Facebook, à limiter à cinq le nombre d’utilisateurs avec lequel un message, une photo ou une vidéo peut être partagé à la fois ; dans l’optique de réduire les possibilités de propagation d’une fausse information sur l’application de messagerie.

Au Bangladesh, en 2019, quatre personnes ont été tuées dans des affrontements suite à des fausses rumeurs diffusées sur Facebook. Les exemples sont multiples.

À Abidjan, à New Delhi, à Dhaka ou ailleurs, ceux qui ont plongé dans la violence sont surtout tombés dans le piège pernicieux de la désinformation.  

Tous responsables ?

Si ceux qui luttent contre la désinformation – comme Africa Check – insistent auprès des internautes pour qu’ils fassent davantage attention à ce qu’ils partagent et à ce qu’ils croient, c’est parce que le fait de réagir spontanément à une information est une action tout à fait humaine et intelligible. C’est du moins ce qu’explique le sociologue espagnol Manuel Castells, l'un des plus grands théoriciens de la communication numérique.

Analysant les raisons derrière la réaction spontanée à l’information, Castells souligne le fait que « les gens ne réagissent pas aux informations par la raison, mais par l'émotion ». Ce qui, selon lui, « réconforte les uns et les autres dans leurs zones de confort. Et celles-ci ne sont pas nécessairement les temples de la vérité ».

C’est donc une des principales raisons pour lesquelles il est crucial pour les internautes de cultiver des gestes barrières numériques afin de parer aux infox. 

Par ailleurs, un sujet qui revient souvent lorsque les conséquences de la désinformation sont évoquées est « la responsabilité » dans le fléau. Certains observateurs estiment que nous avons « tous une part de responsabilité », allant des politiciens polémistes distillateurs d’infox aux « marchands de doutes », en passant par le public et les journalistes plus préoccupés par le scoop.

Cependant, il est difficile de ne pas convenir que la rumeur, « le plus vieux média du monde », est d'abord imputable à ceux qui la forgent pour des raisons diverses, surtout quand elle est savamment orchestrée.

Cela est également l’avis de Jeff Yates, responsable du desk fact-checking pour Radio Canada. Selon lui, lorsqu'une infox est à même d’engendrer des conséquences violentes, « la responsabilité repose chez ceux qui créent ces fausses informations, (par exemple) dans le cas où quelqu'un prend une vieille vidéo et la détourne sciemment de son contexte ».

Mais situer les responsabilités permet surtout de faire comprendre aux personnes moins averties qu’elles peuvent être des cibles bien choisies de la désinformation et des gens qui la créent.

« Il devient difficile tant pour la population que pour les fact-checkers d'avoir une responsabilité dans la désinformation. Oui, la population devrait faire attention avant de partager une vidéo, surtout lorsque celle-ci est sensationnelle ou provoque de vives réactions. Mais ce n'est pas tout le monde qui a les connaissances ou le temps pour vérifier tout ce qui circule », nuance Yates.

La vitesse de propagation des infox complique l’exercice du fact-checking

Il a été démontré que les internautes peuvent avoir une tendance involontaire, voire inconsciente à accorder moins d’importance à une information vérifiée, au profit d’une information fausse. Et cela s’explique, en partie, par la vitesse à laquelle se propage une infox.

C’est ainsi que les infox, sur Twitter par exemple, ont plus de 70 % de chances d'être retweetées que les vraies informations, comme le souligne une étude publiée en mars 2018 par trois chercheurs de la Massachusetts Institute of Technology. Aussi, une vraie information met-elle six fois plus de temps qu’une fausse information pour atteindre 1 500 personnes sur Twitter, selon les chercheurs Sinan Aral, Soroush Vosoughi et Deb Roy.

C’est dans cette même veine que la Brookings Institution, une organisation de politique publique à but non lucratif basée à Washington DC s’est intéressée, dans une analyse, à des questions telles que la capacité du fact-checking à aider les gens à être plus enclins à croire à des choses vraies, ou encore la question de savoir quand il est plus probable que les gens croient à une information vérifiée.  

L'efficacité du fact-checking repose sur des facteurs qui échappent souvent au contrôle des journalistes eux-mêmes, selon l’analyse de la Brookings Institute de laquelle il ressort également que l’efficacité d’un article de fact-checking dépend de facteurs : ce que les lecteurs savaient déjà sur une question avant de rencontrer l’information vérifiée, ou alors si l'article est clairement étiqueté ou pas comme une vérification des faits.

« De plus en plus difficile d'amener les personnes mal informées à changer d'avis »

Professeur Michael Wagner est l’un des auteurs de l’analyse susmentionnée. Il est professeur de journalisme et de communication de masse à l'université du Wisconsin-Madison et dirige le Center for Communication and Civic Renewal.

Il constate une opiniâtreté croissante de certains internautes vis-à-vis des informations vérifiées et explique à Africa Check que les gens ont tendance à vouloir penser qu'ils ont raison, même après avoir rencontré une information démentant leurs opinions et leurs croyances.

« Si des informations vérifiées leur disent qu'ils ont tort, nombreux sont amenés à contre-argumenter, à écarter ou rejeter les preuves plutôt que de mettre à jour leurs connaissances ».

Et le fait que les gens soient de plus en plus divisés politiquement n’arrange pas les choses, car « leurs identités personnelles s'alignent davantage sur la base de leurs identités politiques. De ce fait, il est de plus en plus difficile d'amener les personnes mal informées à changer d'avis », souligne Pr Michael Wagner.

La tâche est difficile mais nous prenons le taureau par les cornes

Les récentes évolutions technologiques facilitent la création de redoutables techniques modernes de désinformation telles que les « deepfake » ou les « bot » (robots), plus difficiles à débusquer, car assistés par l’intelligence artificielle.

Fact-checking census shows slower growth https://t.co/kyLEd223MW

— Baybars Örsek (@baybarsorsek) June 4, 2021

Heureusement, les organisations de fact-checking continuent de se multiplier à travers le monde (elles existent maintenant au moins dans 102 pays, soit plus de la moitié des nations du monde), mais aussi les vérificateurs de faits ont capitalisé leurs efforts autour de l’usage de l’intelligence artificielle. L’un de leurs principaux objectifs est ainsi de traquer les infox avec plus d’efficacité et de rapidité.  

C’est ainsi qu'en 2019, Africa Check et trois autres organisations ont reçu une subvention de 2 millions de dollars de Google pour utiliser l'interntelligence artificielle afin d'améliorer considérablement et d'étendre les efforts de vérification des faits à l'échelle mondiale.

Le fact-checking associé à la sensibilisation sur les enjeux des infox et à l’éducation aux médias, demeure un outil incontournable dans la lutte contre la désinformation et ne doit être perçu qu'ainsi.

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