« Nous avons un train de retard sur la lutte contre la désinformation », selon Thomas Huchon, un journaliste d’investigation français, invité en mars 2023 dans le podcast d’Africa Check pour analyser l’affaire Story Killers. Dans cette enquête collaborative internationale, le président sénégalais Macky Sall, élu pour la première fois en 2012 et réélu en 2019, est cité pour avoir eu recours à une équipe spécialisée dans « l’influence, la manipulation électorale et la désinformation », dite Team Jorge, qui l’a soutenu pour sa réélection en 2019. Huchon, également spécialiste des questions numériques et professeur à Science Po Paris, pense qu’en raison de la circulation de fausses nouvelles en période de campagne électorale, les gens fondent leur opinion sur les candidats sur la base des informations erronées qui circulent.
Au moment où les Sénégalais se préparent pour l’élection présidentielle de 2024, « les révélations de Story Killers sont une nouvelle preuve que le danger est encore présent », souligne le journaliste sénégalais Samba Dialimpa Badji. Badji, chercheur à l’Oslo Metropolitan University (OsloMet), en Norvège, fait référence au fait qu’en 2019, année de la précédente présidentielle, « le Sénégal était déjà cité parmi les cibles d’une campagne d’influence menée par l’entreprise israélienne Archimedes Group, qui opérait en créant de faux comptes, de fausses pages et de faux groupes sur Facebook ».
Nous avons quelques raisons de penser que 2024 n’échappera pas au même scénario.
Les antécédents
Au Sénégal, comme ailleurs certainement, le débat public est largement pollué de déclarations mensongères et d’informations erronées, notamment à des fins de propagande et de manipulation de l’opinion publique. Depuis 2015, Africa Check examine le discours public au Sénégal et a déjà publié des centaines d’articles de vérification des faits (« fact checks ») sur des déclarations importantes faites par des personnalités de premier rang.

Samba Dialimpa Badji relève que la désinformation est déjà une réalité dans le débat public sénégalais, particulièrement dans le débat politique. « Déjà en 2019, on avait vu à quel point la désinformation était présente lors de la campagne pour la présidentielle. Donc, oui, je dirais que la présidentielle de 2024 sera marquée par la désinformation », soutient-il.
Comme lui, Assane Diagne, journaliste sénégalais et ancien directeur du bureau de Reporters Sans Frontières (RSF) pour l’Afrique de l’Ouest, pense que la désinformation sera au cœur des stratégies de campagne des différents candidats à la prochaine présidentielle au Sénégal. Dans les prévisions et les analyses sur cette échéance électorale, il souligne la nécessité de se rappeler que la désinformation n’est pas chose nouvelle et qu’elle a toujours été présente dans les campagnes électorales au Sénégal. Exemple : « En 1988, à la veille de l’élection présidentielle qui s’est tenue la même année, le pouvoir socialiste avait accusé Abdoulaye Wade, leader de l’opposition d’alors, d’avoir fait venir des mercenaires libyens au Sénégal pour ‘‘déstabiliser le pays’’ », rappelle-t-il.
Pour Diagne, en direction de la présidentielle de 2024, la désinformation est déjà mise en œuvre comme stratégie et se déploie tous les jours à travers les réseaux sociaux qui lui servent de moyens de diffusion.
L’accès à internet, aux réseaux sociaux et l’intelligence artificielle
Entre février 2019 et 2022, le taux de pénétration d’internet dans le pays est passé de 68,49 % à 99 % d’après l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP) du Sénégal. Une importante croissance de l’accès à internet qui se reflète sur le taux de pénétration des réseaux sociaux dans le pays : de 21 % en 2019 à 29,9 % en janvier 2023, selon les statistiques pour le Sénégal de la plateforme DataReportal, à l’origine du rapport annuel « Digital » qui traite notamment des comportements sur internet et les plateformes sociales.

Seyllou / AFP
Pour Assane Diagne, plusieurs raisons poussent à croire que la désinformation sera présente lors de l’élection présidentielle de 2024 comme jamais auparavant. Parmi elles, cette augmentation croissante du taux de pénétration de l’internet qui « entraîne un accès plus facile aux outils de collecte, de traitement (manipulation) et de diffusion de l’information vérifiée et non vérifiée ». « Le Sénégal n’a jamais été aussi connecté qu’il l’est aujourd’hui. Il le sera encore plus en 2024 », signale Diagne.
De l’avis de Samba Dialimpa Badji, « ce qui va faire la particularité de la présidentielle du 25 février 2024 au Sénégal, c'est que les candidats vont de plus en plus se passer des médias (traditionnels) pour leurs activités de propagande. Avec les réseaux sociaux et autres plateformes digitales, ils vont directement s'adresser aux électeurs et ils pourront même adapter leurs messages à chaque plateforme et à chaque cible ». Les faits lui donnent raison quand on observe la manière dont communiquent les acteurs politiques engagés dans cette élection. Par exemple, le 28 mars 2023, une déclaration publique filmée d’Ousmane Sonko, chef d’une coalition de l’opposition sénégalaise et candidat déclaré à l’élection présidentielle de 2024, a suscité plus de 142 000 commentaires et 34 000 partages sur Facebook. Des médias l’ont relayée sur YouTube et des extraits ont largement été diffusés sur TikTok, un réseau social très prisé par les jeunes au Sénégal.
Selon le rapport Digital 2023 de DataReportal, le Sénégal comptait 10,19 millions d’usagers de l’internet en janvier 2023 (contre 8,01 millions en janvier 2022), avec 3,05 millions d’utilisateurs actifs de médias sociaux incluant 2,60 millions usagers de Facebook.
En plus du nombre grandissant d’internautes et d’utilisateurs des réseaux sociaux, Sahite Gaye, enseignant-chercheur en Sciences de l’information et de la communication au Centre d'Études des Sciences et Techniques de l'Information de Dakar, souligne également « une multiplicité des techniques et supports de désinformation ». Pour lui, « l'industrialisation de la désinformation a commencé avec le recours, de plus en plus, à l'intelligence artificielle mais aussi aux machines de désinformation que constituent sur internet, par exemple, des comptes bien identifiés qui en font leur pratique ».
« Depuis un certain nombre d’années, des génies de l’informatique alliés à des experts politiques ont eu l’idée que ce que nous faisons sur les réseaux sociaux est aussi une indication de l’opinion et qu’en récupérant les informations des citoyens, on allait être capable, à un moment ou à un autre, de les influencer sur leurs votes en sachant ce qu’ils pensent (…) », illustre Thomas Huchon dans le podcast d’Africa Check.
« Ce n’est pas de la fiction, c’est de la réalité et c’est comme ça que Donald Trump a réussi à gagner les élections en 2016 aux États-Unis, c’est comme ça que s’est fait le Brexit en Grande-Bretagne (sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne engagée en 2016 et concrétisée en 2020, NDLR) », ajoute-t-il. « Le problème, c’est que ces mensonges numériques n’ont pas que des conséquences numériques, elles ont des conséquences dans la vraie vie. Parce que, ce qui change, ce n’est pas seulement l’opinion des gens, mais aussi leur vote. C’est là que ça nous pose un gros problème. Finalement, on est arrivé au moment où le numérique s’attaque de manière assez frontale à la démocratie. »
La montée du populisme et les tensions politiques
L’enseignant-chercheur Sahite Gaye estime que l'écosystème de la désinformation a changé en même temps que les mécanismes et l'environnement, évoquant notamment des manifestations réprimées dans le sang au Sénégal en mars 2021 et la pandémie due au coronavirus 2019 (Covid-19). « Cette élection présidentielle (de 2024), précédée par les crises de mars 2021, de la Covid et de la pratique journalistique, risque d'être parasitée par des nouvelles formes de désinformation aussi bien au niveau des nouveaux outils que par les acteurs eux-mêmes », considère-t-il.

Gaye prévient que « ce qui pourrait faire la particularité de la désinformation, c'est avant tout la vulnérabilité, pour ne pas dire le rétrécissement de l'esprit critique dans l'espace public ».« Nous avons observé qu'il existe de moins en moins un travail critique devant l'information. Cette fonction cognitive de l'attitude devant l'information s'explique, entre autres, par un nombre de déterminants, dont le plus développé actuellement est ''la mentalité de groupe''. Ce qui conduit à un complotisme primaire. L'on se base sur les attentes ou sur les émetteurs pour valider une information. L'esprit communautariste favorise la désinformation », constate-t-il.
Facteur important, l’actualité sénégalaise de ces dernières années est très marquée par le bras de fer que se livrent Macky Sall et son principal opposant Ousmane Sonko. D’un côté, l’opposition sénégalaise soupçonne Sall (qui n’a pas encore clairement annoncé s’il se présentera ou pas en 2024) de tenter de briguer illégalement un troisième mandat. D’un autre côté, Sonko, le chef de l’opposition, a été condamné le 30 mars 2023 dans le cadre d’un procès pour « diffamation et injures » à l’encontre du ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang. Le même Sonko est sous le coup d’une autre affaire judiciaire après son inculpation, en mars 2021, de « viols et menace de mort » à l’encontre d'Adji Sarr, à l’époque masseuse dans un salon de beauté à Dakar. L’opposition sénégalaise allègue que le pouvoir tente d’écarter son leader de la course à la magistrature suprême en 2024 en instrumentalisant la justice. La désinformation et la propagande nourrissent et attisent cette bataille politique qui a souvent dégénéré en violences dans la rue comme ce fut le cas le 16 mars 2023.
« C’est que la désinformation, même si elle utilise les théories psychologiques, elle est avant tout un discours. Et qui parle d'élections fait allusion aux discours partisans et manipulateurs », rappelle Sahite Gaye.
Les acteurs se préparent
Partant du postulat selon lequel « la désinformation et les discours de haine contribuent à créer un environnement d'information électorale qui empêche la participation significative des citoyens et entrave la capacité des électeurs à prendre des décisions éclairées », le National Democratic Institute for International Affairs, un groupe de réflexion états-unien, a initié, le 31 mars 2023, un programme de lutte contre la désinformation au Sénégal en invitant autour de la table médias, représentants diplomatiques et gouvernementaux, leaders religieux, organisations de la société civile et écoles de journalisme.
Le programme vise notamment à échanger sur l’impact de la désinformation sur le processus électoral en ouvrant les champs de dialogue entre les parties prenantes. L’initiative de ce think tank américain est nécessaire dans cet environnement médiatique et politique brouillé par la désinformation.
Selon Assane Diagne, la désinformation peut, certes, influencer certains électeurs mais il « ne pense pas que cela puisse atteindre un niveau capable de faire pencher les choses d’un côté ou d’un autre ».
« La désinformation va impacter l’élection avant, pendant et après. La première victime sera le citoyen qui sera exposé à cette masse d'informations. Nous risquons d'avoir une tempête de désinformation à tous les niveaux. Une élection étant imprévisible, l'issue ne dépendra pas de la désinformation », pense aussi Sahite Gaye.
À Africa Check, nous nous préparons également pour cette échéance politique afin de séparer la
réalité de la fiction et contribuer à un débat public honnête dans le cadre de cette élection.
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