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Africa Check

Dix ans d'Africa Check : dix leçons apprises en vérifiant les faits lors d'élections dans des pays africains

Les rédacteurs en chef d'Africa Check au Kenya, au Nigeria, au Sénégal et en Afrique du Sud reviennent sur une décennie d'efforts pour aider les électeurs à prendre de meilleures décisions.

Les élections sont le moment où nous pouvons vraiment demander des comptes à nos dirigeants. Depuis 10 ans, Africa Check contribue à un débat public honnête en période électorale, en examinant les affirmations faites dans les programmes des partis politiques, lors des débats et des rassemblements, et en vérifiant les faits sur les réseaux sociaux. 

Notre objectif est de donner aux citoyens des informations précises pouvant les aider à prendre des décisions éclairées sur les candidats, les politiques des partis et, en fin de compte, sur leur propre vie.

À l'occasion des 10 ans de notre organisation, nos rédacteurs en chef au Kenya, au Sénégal, en Afrique du Sud et au Nigeria reviennent sur certaines des leçons apprises.

Leçon 1 : le contexte local est roi

L'Afrique est un continent qui compte 55 pays - et les compter n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. Ils ont tous des contextes politiques, culturels et socio-économiques différents. Les indicateurs clés tels que les niveaux d'alphabétisation, l'accès à l'information, les lois, l’accès à internet, la portée des réseaux sociaux et la liberté de la presse varient considérablement d'un pays à l'autre.

Les fausses informations reposent essentiellement sur la manipulation : une tentative de réduire la confiance accordée au processus électoral et aux institutions, et de diviser les sociétés. A titre d’exemple, nous pouvons citer des influenceurs engagés à manipuler les conversations sur Twitter au Kenya, la machine de désinformation pro-Biafra au Nigeria, des personnes qui répandent des rumeurs xénophobes en Afrique du Sud, ou un réseau de diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux au Sénégal.

Mais les fausses informations - les personnes qui les diffusent et leurs motivations, les plateformes sur lesquelles elles sont diffusées et le type de sujets - varient considérablement d'un pays à l'autre.

Chez Africa Check, nous essayons de comprendre chaque pays avant de décider de la stratégie qui y fonctionne le mieux ; cela va souvent au-delà de la simple vérification des faits. Par exemple, nous pouvons choisir la radio pour diffuser des vérifications de faits dans un pays, et choisir WhatsApp dans un autre. Dans un autre encore, nous pourrons constater que le partenariat avec des personnalités locales aura un meilleur impact.

Certaines stratégies peuvent fonctionner dans un pays, mais pas dans un autre. Aussi, dans un même pays, une approche peut fonctionner lors d’une période électorale et s’avérer totalement inefficace lors de la suivante.

Leçon 2 : « Ensemble, on va plus loin »

« Si vous voulez aller vite, allez-y seul. Mais si vous voulez aller loin, allez-y ensemble ». L'origine de ce proverbe fait débat, mais ce qui est certain, c'est qu'à Africa Check, nous aimons quand les gens partagent notre travail. Nous recherchons activement des partenaires pour nous aider à atteindre des publics nouveaux et divers. Nous travaillons avec des médias, collaborons avec d'autres vérificateurs de faits et avec des influenceurs, et nous nous associons à des plateformes technologiques.

Plus récemment, nous avons rejoint le projet de journalisme collaboratif Fumbua à l'approche des élections générales de 2022 au Kenya. Nous nous sommes également associés à Meta et Twitter pour lutter contre les fausses informations liées aux élections. En prévision des élections de 2023 au Nigeria, nous menons des actions de sensibilisation auprès des médias, vérifions activement les faits à la télévision et faisons partie d'une coalition de vérificateurs de faits pour renforcer l'intégrité de l'information.

Les gouvernements, les agences qui gèrent et organisent des élections, la société civile, les organisations caritatives et tous ceux qui peuvent nous aider à créer un impact durable et évolutif sont toujours les bienvenus.

Leçon 3 : la vérification des faits ne suffit pas à elle seule

Il est nécessaire de répéter que la propagande et les informations incorrectes et fausses nuisent à une prise de décision démocratique. Elles diffament des individus, voire des communautés entières, brouillent le débat public sur des questions essentielles et détériorent la situation des sociétés.

Une vague de désinformation peut ressembler à un tsunami. Il n'est pas possible de la contenir. Il faut une approche multi-tentaculaire : éducation aux médias, journalisme de vérité, collaboration avec les institutions pour améliorer la qualité de l'information et l'accès du public à celle-ci.

Chez Africa Check, nous faisons beaucoup de prebunking - nous anticipons les fausses rumeurs et mettons à la disposition du public des faits concernant les élections avant que l'écosystème de l'information ne devienne trouble. Nous l'avons fait en Afrique du Sud, au Kenya, au Sénégal, en Gambie et au Nigeria.

Nous organisons également des ateliers et des masterclass sur la vérification des faits à l'intention des journalistes et du public. Nous y partageons des compétences, des connaissances et des outils pour leur permettre de vérifier eux-mêmes les faits. Nous mettons également l’accent sur le rôle des préjugés et autres raisons pour lesquelles les fausses informations circulent si bien.

L'objectif est d'atteindre une masse critique de personnes qui interrogeront les informations dont elles ont connaissance pendant - et après - les élections. En d'autres termes, nous voulons renforcer l’esprit critique des communautés.

Leçon 4 : les lois contre les fausses informations peuvent être contre-productives

La frontière est mince entre l'utilisation de lois pour lutter contre les fausses informations et le fait d’étouffer la liberté d'expression. Bien que de nouvelles lois contre les fausses informations aient été adoptées à travers l'Afrique, elles ne réduisent pas nécessairement les effets néfastes de la désinformation, selon une étude menée en 2021 par notre fondateur Peter Cunliffe-Jones.

Il y a de la place pour certaines de ces lois. Il s'agit notamment des lois contre les discours de haine, l'incitation à la violence, la suppression de la participation politique et la violation de la vie privée, et des lois qui protègent les minorités et les groupes marginalisés. Pour de nombreuses personnes, le risque de préjudice est réel.

Mais nous pensons qu'il est préférable d'orienter les efforts pour améliorer la capacité du public à évaluer l'information et développer sa connaissance des médias écrits, audiovisuels et en ligne.

Leçon 5 : s'attaquer à la désinformation sur les plateformes sociales fermées

C'est un secret de polichinelle : les réseaux sociaux sont parmi les plus grandes sources de fausses informations. Nous travaillons avec des entreprises technologiques pour vérifier les affirmations sur des plateformes ouvertes telles que Twitter, Instagram et Facebook. Mais notre travail est encore assez limité sur des plateformes fermées comme WhatsApp, Viber et Telegram.

Les plateformes fermées ont un rôle à jouer : elles protègent la vie privée et la sécurité des activistes et des personnes qui défendent les droits de l'homme. Mais les mauvais acteurs les utilisent aussi pour semer et diffuser de fausses informations. Nous avons mis au point des moyens d’y ralentir la propagation de fausses informations.

Les hommes politiques utilisent souvent WhatsApp pour faire campagne. Sachant cela, nous avons pu expérimenter un projet nommé Fact ambassadors. Ces volontaires nous ont envoyé toutes les affirmations douteuses qu'ils ont trouvées dans leurs groupes et réseaux WhatsApp, puis ont partagé les informations correctes après que nous ayons vérifié les faits.

En Afrique du Sud, What's Crap on WhatsApp - un podcast que nous diffusons sous forme de note vocale - tient les utilisateurs de la plateforme au courant de nos dernières vérifications des faits. Il leur donne un signal d’alarme sur les dernières fausses informations et leur permet de partager les faits avec leurs contacts.

Mais ces efforts ne font qu'effleurer la surface du problème. Il est nécessaire de mener des recherches supplémentaires sur la manière dont les fausses informations sont diffusées sur les plateformes fermées dans différents pays africains, comme nous l'avons fait pour Covid-19. Et il est nécessaire d'étudier des moyens efficaces de lutter contre la désinformation sur ces plateformes - et même au sein des groupes fermés sur des plateformes ouvertes.

Leçon 6 : les vidéos sont de puissants propagateurs de fausses informations

Les fausses informations empruntent de nombreux canaux, des plateformes de médias sociaux populaires comme Facebook, Twitter, Reddit et TikTok aux applications de messagerie comme WhatsApp, Telegram et Signal. Certaines personnes qui diffusent de la désinformation en ligne travaillent sur Internet en essayant par exemple d'influencer les résultats des moteurs de recherche, tandis que d'autres se concentrent sur des communautés petites mais importantes. D'autres encore travaillent hors ligne.

D'après notre expérience, les vidéos manipulées (souvent de courtes vidéos) font de plus en plus partie de la boîte à outils de ceux qui mènent des campagnes politiques. Nous l'avons constaté au Kenya en 2017 et à plus grande échelle en 2022. En juin 2022, on a constaté que des vidéos TikTok contenant de fausses informations sur les élections kenyanes se propageaient de manière quasiment incontrôlée. D'autres fausses vidéos apparaissent à l'approche des élections de 2023 au Nigeria.

En janvier 2022, des vérificateurs de faits du monde entier ont envoyé une lettre ouverte à YouTube, lui demandant de mettre en œuvre la stratégie éprouvée qui consiste à publier des informations vérifiées à côté des vidéos diffusant de fausses informations.

Nous avons également participé et écouté des conversations sur la manière de contrer les fausses vidéos - mais c'est souvent comme s'il y avait beaucoup de chaleur et trop peu de lumière.

Nous continuerons à rechercher et à essayer de nouvelles idées sur la manière de combattre les fausses informations avec et sur les vidéos.

Leçon 7 : expérimenter, innover, s'adapter

Nous savons que les personnes à l'origine des fausses informations trouveront toujours de nouvelles façons de nourrir leur travail et d'en tirer profit. Leurs tactiques ont évolué ces dernières années, depuis les photos et vidéos manipulées faciles à réaliser jusqu'à l'utilisation plus complexe de l'intelligence artificielle, ou IA.

L'ampleur du problème apparaît plus clairement lorsque l'on considère leurs nombreuses autres tactiques en ligne : les robots programmés pour publier de fausses informations sur les réseaux sociaux, la manipulation des résultats des moteurs de recherche, le trolling, les faux comptes, le micro-ciblage, les faux sites web, etc.

En tant que vérificateurs de faits, nous expérimentons constamment de nouvelles méthodes pour rester à jour. Nous sommes actuellement en train d'utiliser des outils basés sur l'intelligence artificielle pour identifier et vérifier rapidement les affirmations, et diffuser des vérifications de faits.

Nous avons également expérimenté la présentation des vérifications de faits sous forme de graphiques et de vidéos à partager, ainsi que l'utilisation de caricaturistes, d'influenceurs et de podcasters pour faire passer le message.

Les tactiques de désinformation politique étant en constante évolution, les fact-checkers doivent faire preuve d'agilité et de flexibilité, en tirant toujours de nouvelles leçons, en les essayant, en innovant et en s'adaptant. Et nous ne devons pas avoir peur d'échouer.

Leçon 8 : envisager un "silence stratégique" sur certains sujets

La vérification des faits est ardue. Elle requiert du temps et des ressources. Nous ne pouvons pas tout vérifier, même si on nous le demande. Et tout ne vaut pas la peine d'être vérifié.

Pendant les élections, la désinformation politique est parfois créée pour détourner l’attention des vérificateurs des faits afin qu’ils n'enquêtent pas sur des affirmations ayant des conséquences réelles. Cela peut nous envoyer dans des trous de lapin qui n'apportent aucune valeur ajoutée au débat public.

L'affirmation peut être une sorte d’appât. Une fois que nous l'avons démystifiée, les personnes qui l'ont produite utilisent la vérification des faits comme "preuve" que leur adversaire a dit quelque chose de faux, ou que des vérificateurs indépendants ont pris leurs rivaux en flagrant délit de mensonge. Parfois, en vérifiant les faits, nous élevons et amplifions accidentellement des absurdités.

Nous avons pris conscience de la valeur du silence stratégique, qui consiste à décider de ne pas répondre. Nous réfléchissons à chaque sujet que nous vérifions, à son origine et à son niveau d'intérêt, à son impact s'il n'est pas vérifié, et aux raisons pour lesquelles il contribue positivement au débat public.

Leçon 9 : le travail le plus important se fait entre les scrutins

Ces dernières années, avec la montée en puissance de l'idée de "fake news", beaucoup ont pris conscience de la situation.

À l'approche des élections dans les pays que nous couvrons, différentes organisations sont apparues à la dernière minute pour mettre en place des projets de vérification des faits. Les donateurs se bousculent souvent pour financer ces projets. Cet intérêt pour l'exactitude des informations est apprécié.

Mais la vérification des faits est minutieuse et guidée par des principes. Les vérificateurs de faits doivent être transparents quant à leurs méthodes, leurs sources et leur financement, et s'engager à être indépendants et équitables.

D'après notre expérience, certains projets de fact-checking qui voient le jour pendant les élections ne sont pas toujours à la hauteur de leur mission, et ce pour trois raisons.

Premièrement, ces projets n'ont pas d'antécédents et sont donc peu crédibles. De plus, les projets financés par une seule source sont plus facilement rejetés comme étant à la solde de leurs donateurs.

Deuxièmement, certains projets abordent à tort la vérification des faits comme une interprétation des faits, sur la base de leurs opinions. Il s'agit au contraire d'une pratique consistant à vérifier les affirmations en utilisant les informations publiques les plus récentes et en demandant à des experts en la matière de mettre les informations et les données dans leur contexte.

Troisièmement, une grande partie de la vérification des faits, du débunking et du prebunking a lieu bien avant les élections, lorsque les politiques sont mises en œuvre, que les lacunes sont mises en évidence et que les solutions sont réfléchies. Si les vérificateurs de faits doivent demander des comptes aux personnalités publiques, il est plus utile qu'ils commencent leur travail bien avant les élections et, à l’approche de ces élections, qu'ils travaillent avec d'autres pour endiguer le flot de fausses informations. (Voir la leçon 2).

Travailler dans le calme relatif entre les élections signifie que les projets et les organisations auront le temps d'améliorer les compétences et les connaissances nécessaires pour identifier et comprendre les tendances. Ils auront également le temps d'établir des relations avec les institutions et les agences de statistiques, et de développer une expérience qui leur permettra de s'engager de manière significative avec des personnalités publiques.

Il faut du temps et beaucoup de travail pour mettre en place des projets et des organisations de vérification des faits jusqu'à ce qu'ils aient un impact réel et ne soient pas à la merci des bailleurs de fonds qui cherchent à obtenir des résultats rapides.

Leçon 10 : se connecter avec son public, où qu'il soit

Si nous devions résumer toutes nos leçons en une seule, ce serait celle-ci : se connecter activement à son public. Il est important de ne pas les prendre de haut.

Nous demandons aux lecteurs de nous soumettre les affirmations qu'ils souhaitent voir vérifiées et nous écoutons leurs commentaires. Nous nous efforçons de toujours garder notre public au centre de notre travail. Nous protégeons également leur vie privée.

Nous vérifions notamment les faits dans les langues locales, qui sont souvent exclues alors qu'elles sont beaucoup plus pertinentes pour de nombreuses personnes en Afrique. Au Nigeria, nous vérifions également les faits en haoussa, en igbo, en yoruba et en pidgin. Nous utilisons le kiswahili au Kenya, le wolof au Sénégal, l'afrikaans et l'isiZulu en Afrique du Sud.

Nous développons constamment notre capacité à faire plus, à faire en sorte que notre travail trouve un écho auprès de notre public et à avoir un impact sur l'ensemble de la société.

Mais au bout du compte, notre public doit toujours rester au premier plan de notre travail.

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