Retour sur Africa Check

En dix ans, la mission d’Africa Check reste la même, mais sa portée s’est étendue : paroles de rédacteurs en chef

Alors que la première organisation indépendante de vérification des faits du continent fête ses dix ans d'existence, les anciens et actuels rédacteurs en chef reviennent sur leur parcours.

Plus de 2 000 articles de fact-checking. 7 000 personnes formées. 46 personnes dans les équipes. Quatre bureaux sur le continent africain. Encourager ou soutenir 31 organisations indépendantes de vérification des faits dans une douzaine de pays… Telle est l'empreinte d'Africa Check en 2022, dix ans après sa création à Johannesburg, en Afrique du Sud.

Aux débuts de cette organisation indépendante, la première en matière de vérification des faits du continent africain, seules deux personnes y travaillaient depuis un bureau du département de journalisme de l’Université du Witwatersrand (plus couramment appelée Université Wits ou Wits tout court), à Johannesburg. Leur présence dans ces lieux a été l’aboutissement d’un processus commencé plusieurs années auparavant.

« Rien fait pour les contrer » 

Peter Cunliffe-Jones, qui a fondé Africa Check, raconte que les événements qui l'ont poussé à créer l'organisation se sont produits au Nigeria, au début des années 2000.

« J'étais le correspondant de l'Agence France-Presse (AFP) à Lagos. À l'époque, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) menait une campagne de vaccination contre la polio (poliomyélite, NDLR) dans le nord du Nigeria. Les médias locaux avaient commencé à rapporter des rumeurs selon lesquelles il ne s'agissait pas de vaccin contre la polio, et que l'OMS donnait aux gens quelque chose de plus sinistre - le VIH (virus de l'immunodéficience humaine, responsable du sida, NDLR) ou des médicaments contre la stérilité.», se souvient-il.

Cunliffe-Jones raconte que lorsqu'il a appris ces rumeurs, il s’en est détourné, pensant que ce n'était pas son travail de rapporter des nouvelles qui étaient fausses.

Lorsqu'il a ensuite rencontré un responsable de l'OMS qui lui a dit que ces rumeurs avaient eu un impact négatif sur la campagne de vaccination et qu'une épidémie de polio s'était répandue dans le Sahel, il a marqué un temps d'arrêt. Ces bruits qui couraient, dit-il, « je ne les avais pas signalés, mais je n'avais rien fait non plus pour les contrer ».

Ainsi, en 2010, lorsqu'un collègue qui dirigeait la Fondation AFP a annoncé que Google avait donné un million de dollars (soit, à l’époque, plus de 480 millions de francs CFA / moins de 750 000 euros) à l'Institut international de la presse (IPI) pour financer l'innovation dans le journalisme, Cunliffe-Jones a eu l'idée d'une initiative de vérification des faits en Afrique. « Je savais que c'était une tendance aux États-Unis et qu'elle se développait ailleurs, mais elle n'existait pas en Afrique, et on en avait désespérément besoin », rapporte-t-il

La mission fondatrice d'Africa Check

C'est dans cette optique qu'Africa Check a été créée en 2012 sous les auspices du département de journalisme de l'Université Wits. Peter Cunliffe-Jones avait trois objectifs en tête : avoir une présence sur le continent africain au sens large, obtenir un financement solide et des fondations structurelles en place, et tenir davantage les personnages publics responsables à travers la vérification des faits. Ces objectifs ont tous été atteints au moment où il a quitté l'organisation, en 2019.

Capture d'écran de la publicationIl note également que le travail d'Africa Check a contribué à mettre l'idée de la vérification des faits - réalisée dans une perspective africaine - sur la carte pour les journalistes, les formateurs en journalisme et autres acteurs de l’écosystème de l’information.

Mais à ses débuts, la mission était plus pragmatique.

La première rédactrice en chef d’Africa Check, Ruth Becker, raconte : « Nous voulions simplement faire décoller le projet. Nous n'étions que deux, à part Peter (Cunliffe-Jones), et nous avons passé beaucoup de temps à établir nos méthodologies, à déterminer comment les articles devaient être rédigés et vérifiés. Nous avons découvert, par exemple, qu'une information présentée comme un fait pouvait être retracée sur une diapositive d'une présentation PowerPoint, même si personne ne savait d'où elle venait ».

« Au moins, nous n’avons pas brûlé le bâtiment »

L'équipe a également sensibilisé le public. « À l'époque, beaucoup de journalistes pensaient que vérifier les faits signifiait demander comment épeler le nom de quelqu'un. Et lorsque nous avons commencé à vérifier les faits diffusés par les groupes de pression, ils étaient souvent inquiets que nous remettions en cause, en quelque sorte, leur travail », confie-t-elle.

Ruth Becker et la première chercheuse d'Africa Check, Ntombenkosi Dyosop, étaient également soucieuses de faire les choses correctement. « Imaginez qu'en tant qu'organisation de vérification des faits, nous nous soyons trompés dans les faits ! », lance Becker.

Dyosop a rejoint Africa Check directement après ses études à l'université. « Mon rôle était de vérifier les faits, les déclarations des personnalités publiques telles que des politiciens, ou de travailler sur des événements importants comme l'annonce des statistiques sur la criminalité, et d'écrire des articles sur ce que je trouvais. »

De ces premières années, elle déclare maintenant : « Je pense que la plus grande réussite a été de mettre en place l'organisation avec succès. Nous n'étions que deux, à naviguer dans un nouveau concept et à construire l'organisation à partir de rien. Tout ce que je peux dire, c'est qu'au moins, nous n'avons pas brûlé le bâtiment. »

La courbe d'apprentissage

Julian Rademeyer, le premier rédacteur en chef à temps plein d'Africa Check, a commencé son aventure dans l'organisation en travaillant de chez lui, sous la protection de gardes du corps, en raison d'une menace de mort qu'il avait reçue pour un emploi antérieur.

Bien que cela soit représentatif de l'état général du journalisme, Africa Check était encore en mode de démarrage. Rademeyer a constitué une équipe de pigistes et il a été rejoint par une chercheuse, Kate Wilkinson.

Selon Rademeyer, l'essentiel du travail consistait à mettre en place un nouveau type de journalisme d'investigation.

« Il y avait un rôle de campagne. Les organisations nous rejetaient, nous et la vérification des faits en général. Mais, avec le temps, elles ont réalisé que si elles prenaient en compte Africa Check et nos articles, elles gagneraient en crédibilité. »

Il se souvient avec fierté de son passage à Africa Check (avril 2013 à 2015) : « Je le considère toujours comme un moment fort de ma carrière professionnelle en tant que journaliste ».

Kate Wilkinson, qui est ensuite devenue rédactrice en chef adjointe de l'organisation, ainsi que sa plus ancienne collaboratrice (elle a quitté Africa Check en 2022), assure avoir adoré ces premiers jours. « Nous étions un petit groupe de personnes avec une grande idée, et nous y sommes arrivés. Nous avions la conviction et la foi en ce que nous faisions ».

La start-up grandit

L'équipe d'Africa Check au Cap (Afrique du Sud) en 2019

Anim van Wyk a rejoint l'organisation en 2014 en tant que rédactrice en chef adjointe, puis elle est devenue rédactrice en chef en 2015. L’équipe comptait quatre membres lorsqu’elle est arrivée, et environ 30 personnes quand elle est partie en 2019.

Elle raconte qu'au début, on espérait que le simple fait de vérifier des faits suffisait en soi. « L'idée était que si vous rectifiez l'information, cela serait assez. Mais nous avons appris que les fausses nouvelles sont comme des zombies, elles reviennent toujours à la vie. »

Le groupe a donc ressenti le besoin de travailler plus rapidement, mais aussi de ne pas faire d'erreurs. « Cela a mis à rude épreuve une petite équipe », se souvient-elle. En outre, il y a eu une prise de conscience que si la vérification des faits est importante, il est tout aussi important de former le public et les internautes à être plus sceptiques, à trouver des informations par eux-mêmes.

En son temps, Anim van Wyk a travaillé à la création de bureaux à Lagos, en 2016, et à Nairobi, en 2017, qui se sont ajoutés au bureau d’Afrique francophone, déjà ouvert.

Expansion en Afrique

Assane Diagne, le premier rédacteur francophone de l'organisation, a pris ses fonctions à Dakar, au Sénégal, en 2015. Il a travaillé seul, en effectuant des recherches et en rédigeant des articles et en faisant des traductions d’articles publiés en anglais.

Pour Diagne, la mission était d'apporter un nouveau concept en Afrique francophone, et de faire connaître l'organisation ainsi que le fact-checking en général. Il y a eu des défis à relever : l'accès à l'information est souvent limité en Afrique de l'Ouest, et le fait d'être une organisation à but non lucratif signifie qu'il faut constamment garder un œil sur la collecte de fonds.

Mais, affirme-t-il, « Nous pouvons maintenant dire que les gens sont convaincus de la valeur de la vérification des faits » en Afrique francophone.

Pour Samba Dialimpa Badji, nommé rédacteur du site francophone en 2019, la multiplication du travail de vérification des faits dans d'autres pays est un élément clé de la mission de l'organisation. « Il existe maintenant des organisations similaires au Burkina Faso, au Bénin, en Côte d'Ivoire et au Mali », indique-t-il.

Badji souligne les défis posés par le travail dans des environnements différents. « Certains pays ont pour culture de rendre les informations accessibles, d'autres disposent de données mais en limitent l'accès, et d'autres encore ne disposent d'aucune donnée. C'est le plus grand défi », estime-t-il.

L'extension du travail de l'organisation à la radio a été une expérience qui a fait sortir Africa Check de sa zone de confort, chose qu’a beaucoup appréciée Badji : « L’idée était de sensibiliser les gens à la désinformation, notamment autour de la Covid-19 et de ses vaccins, et de le faire dans les langues locales ».

La mission en 2022

Il est frappant de constater que les thèmes énoncés par les pionniers d’Africa Check sont toujours très présents dans le travail de l'organisation : être panafricain, sensibiliser, faire campagne pour l'exactitude et la responsabilité, veiller à être précis et méthodique. Mais la mission est désormais plus large que cela.

Comme le signale Kate Wilkinson, l'objectif a toujours été d'accroître la responsabilité dans le débat public et de diffuser des informations correctes dans le domaine public. Ce qui a changé au fil du temps, ce sont les stratégies utilisées pour atteindre cet objectif. 

« Au bout du compte, il faut changer le système qui permet la diffusion de fausses informations », explique-t-elle.

Les objectifs actuels reflètent cette évolution. Il s'agit d'identifier et de réduire la circulation d'affirmations fausses et trompeuses sur des sujets clés, ainsi que de veiller à ce que des informations exactes soient davantage mises à la disposition du public et des décideurs politiques. En outre, Africa Check vise à :

- favoriser les compétences de vérification des faits parmi le public, en particulier les jeunes ;

- aider à développer une communauté de vérificateurs de faits non partisans à travers le continent.

Lee Mwiti, rédacteur en chef du site anglophone d'Africa Check, basé à Johannesburg, occupe ce poste depuis 2019. Lorsqu'il a rejoint l'organisation en 2016, l’équipe comptait six l’équipe d’Afrique du Sud comptait six ou sept membres ; il y a désormais quarante-cinq personnes réparties dans les différents bureaux d’Africa Check.

En ce qui concerne le premier objectif, réduire la désinformation, il déclare avec regret : « Nous pourrions faire beaucoup plus. Nous ne faisons qu'effleurer la surface ».

Certes. Mais l’ancienne rédactrice en chef Anim van Wyk en apprécie l'impact. « Je gardais un œil sur le site web (d’Africa Check) pour voir ce que les gens lisaient. Je voyais les termes de recherche que les gens utilisaient. Par exemple, ils cherchaient des remèdes supposés contre le VIH, ou effectuaient des recherches à propos de canulars. S'ils trouvaient des informations correctes sur notre site, nous leur faisions peut-être économiser de l'argent ou nous leur évitions un grave préjudice. Dans les médias plus traditionnels, on ne peut rien y faire, mais chez Africa Check, l'appréciation du travail était là, que ce soit par des appels à la radio ou des commentaires sur les médias sociaux. J'ai toujours été étonnée par l'impact et l'appréciation directe. »

L'intelligence artificielle

Durant ses trois dernières années à Africa Check, Kate Wilkinson a travaillé sur un projet étudiant l'utilisation de l'intelligence artificielle (IA) pour trouver des affirmations, des mythes, des rumeurs et des fake news qui doivent être vérifiés.

« Les fausses informations sont de plus en plus propagées et diffusées par de puissants algorithmes en ligne. Les vérificateurs de faits ont besoin de la technologie à leurs côtés dans cette lutte », dit-elle.

Pour Lee Mwiti, des résultats prometteurs ont été obtenus. « Mais il ne s'agit pas d'une baguette magique. Nous pourrions faire beaucoup plus pour faire bouger les choses dans le débat public. »

Formation

L'un des outils clés contre la propagation de la désinformation est la formation. « C'est un axe fort de notre travail, mais nous aimerions pouvoir être présents dans tous les pays du continent. Nous avons besoin d'autant d'acteurs que possible pour renforcer les capacités », explique Mwiti.

L'éducation aux médias est la pierre angulaire, dit-il : « C'est là que nous échouerons ou réussirons. Nous devons donner à un public plus large la possibilité de ne pas se laisser prendre au piège de la désinformation. En quelque sorte, constituer une armée de gens capables de riposter » face aux infox.

Quel est le secret du succès d'Africa Check ?

Pour Kate Wilkinson, le succès d'Africa Check, incluant son rôle dans la constitution de cette armée de personnes aptes à faire face aux fausses nouvelles, revient au travail des dirigeants. « Je n’ai pas de mots assez forts pour rendre hommage à ceux avec qui j'ai travaillé : Julian (Rademeyer), Anim (van Wyk), Lee (Mwiti). Ils ont fait de moi la rédactrice et l'éditrice que je suis aujourd'hui. À Africa Check, les gens ont toujours travaillé en équipe, se soutenant et s'encourageant mutuellement. »

Au début, cela signifiait de la bière, des pizzas et des heures tardives à vérifier les faits dans un discours sur l'état de la Nation. En 2022, cela signifie une conférence à Nairobi, où 200 vérificateurs de faits de tout le continent se sont réunis pour renforcer le réseau Africa Facts (9-10 novembre 2022).

Ce réseau est plus nécessaire que jamais. Kate Wilkinson cite la métaphore de Peter Cunliffe-Jones : « Les fausses nouvelles sont comme une pieuvre, elles ont de nombreuses tentacules ».

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