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Lutte contre la désinformation en Afrique : pour une autre approche face à l'inefficacité des lois

Depuis 2016, les 11 pays que nous avons étudiés ont presque doublé leurs lois et réglementations sur la désinformation, pour presque aucun effet positif.

Dans les cinq ans qui ont suivi le réveil mondial face à la désinformation (les mots « post-vérité » et « fake news » ont désignés mots de l’année), deux groupes très différents se sont particulièrement impliqués. L’un était un petit réseau mais croissant d'organisations de vérification des faits, mis en place dans le monde entier pour contrer les fausses informations. L’autre était constitué par les politiciens et leur projet juridique.

En 2017, lorsque Africa Check a tenu une réunion pour les fact-checkers à son siège de Johannesburg, seulement deux organisations de vérification des faits opéraient sur le continent : Africa Check elle-même et la nouvellement créée Pesa Check. Aujourd’hui, il y a plus d’une douzaine d’initiatives allant de l'Ethiopie au Zimbabwe en passant par la RD Congo.

Chaque mois, malgré les défis des budgets restreints et d’effectifs réduits, ils vérifient des centaines de déclarations – certaines vraies, d’autres fausses, plusieurs entre les deux. Dans le processus, ils identifient et démontent la désinformation nuisible, réduisent sa circulation sur les plateformes majeures,  et, en fonction des preuves, corrigent les idées fausses.

Le défi pour ceux qui font les lois pour combattre les fausses informations, ce ne sont pas les ressources. Il s’agit de trouver les types, les facteurs et les effets de la désinformation et la meilleure façon de les contrer. Et, si c’est  cela leur but, ils n’y parviennent pas.

Depuis 2016, les « lois sur les fausses informations » ont presque doublé

L’année dernière, trois  collègues et moi (*) avions étudié les  réponses politiques à la désinformation dans 11 pays d’Afrique   –  Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Ethiopie, Kenya, Malawi, Niger, Nigeria, Sénégal, Afrique du Sud et Ouganda. En cinq ans, à partir de 2016, nous avons constaté que les gouvernements des 11 pays étudiés ont presque doublé les lois et règlements relatifs aux « fausses informations » – de 17 à 31. (Ce qui est probablement sous-estimé.)

La multiplication des lois, souvent punitives, a eu un « effet paralysant » sur les médias et la liberté politique, nous ont dit les analystes politiques.  « L’autocensure a augmenté dans un passé récent en raison de l’application arbitraire continue de la loi par l’État et de la violence contre les journalistes et les usagers des médias sociaux », a déclaré un analyste ougandais, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat. Qui plus est, les lois n’ont pratiquement pas eu d’effet identifiable sur le niveau de préjudice causé de la désinformation.

Peines d'emprisonnement maximales de 10 ans, malgré aucune preuve de préjudice causé

Même les pays qui ont une réputation relativement libérale en ce qui concerne les médias ont adopté une nouvelle législation sévère.

Au Bénin, une nouvelle loi numérique, le Code du numérique, a été introduite en 2018. En vertu de son article 550(3), toute personne qui : « crée ou partage de fausses informations » en ligne, ou via les médias sociaux, risque jusqu’à six mois de prison, une amende ou les deux. Reporters Sans Frontières a qualifié cette loi de « nouvelle arme pour neutraliser la presse ».

Le Burkina Faso a modifié en 2019 l’article 312-13 de son Code pénal pour faire de la publication intentionnelle de « fausses nouvelles » sur des questions de sécurité un acte passible de cinq à dix ans de prison et d’amendes importantes. Comme dans neuf autres pays, aucune preuve de préjudice n’est nécessaire pour que la « fausseté » soit punie. En Côte d’Ivoire, une nouvelle loi sur la presse – la Loi 2017-867 régime juridique de la presse – a été introduite en 2017 pour répondre aux « fausses » nouvelles. « La loi ... est utilisée pour bâillonner la presse »,  a dit à la presse Coulibaly Vamara, directeur de publication du quotidien ivoirien L'Inter. Au Niger, les autorités ont adopté en 2019 une nouvelle loi sur la cybercriminalité, critiquée par Amnesty International comme étant « un outil utilisé pour réprimer les voix de l'opposition ».

D’autres pays qui ont une longue histoire de lois strictes sur les médias ont senti le besoin d’une nouvelle législation. L’Ethiopie, avec de nombreuses lois pour punir les « faux » reportages, a introduit une nouvelle proclamation de prévention et de répression des discours de haine et de la désinformation en 2020.

Le Kenya et l’Ouganda ont introduit deux nouvelles lois, chacune pour pénaliser les « fausses » informations. Au Kenya, il s'agit de la  Loi de 2016 sur les infractions électorales et la Loi de 2018 sur l’utilisation abusive des ordinateurs et les cybercrimes. En Ouganda, c'est la Loi sur la protection des données et la protection de la vie privée et ainsi que de nouvelles lois électorales. Ce qui est considéré comme de fausses informations et comment le préjudice est prouvé n’ont pas été précisés. Le Nigeria, a modifié son Code de conduite en matière de radiodiffusion et envisage d’aller plus loin. Le soi-disant projet de loi sur les médias sociaux, promettant des sanctions sévères pour la diffusion de fausses informations en ligne, est actuellement en examen au Parlement.

Lorsqu'elles sont utilisées pour éviter un préjudice futur, les lois punitives pourraient marcher

Il y a certainement lieu de s’inquiéter de la désinformation. En seulement quelques années, de fausses informations ont provoqué des actes de représailles violentes en Ethiopie et au Nigeria, elles ont poussé les gens à prendre des traitements médicaux inefficaces contre Ebola et la Covid-19, et nuisent à la santé mentale des individus et à leurs finances. Lorsque des lois ou des règlements sont utilisés pour prévenir la désinformation nocive, il est plausible qu’elles réduisent directement les préjudices. Cela s’est produit lorsque des lois ont été utilisées contre les canulars financiers diffusés à la radio en Ouganda et la désinformation dangereuse sur la santé publique en Afrique du Sud pendant la pandémie. Mais en règle générale, ces lois sont réactives et punitives, mais ne visent pas à arrêter ni à corriger la prétendue désinformation.

Ampleur limitée, utilisation arbitraire ne ciblant que la «fausseté » sans réduire le préjudice

Pour tous les efforts législatifs depuis 2016, l’ampleur limitée des mesures prises contre la désinformation nuisible réelle est frappante. Le projet Disinformation Tracker, mis en place en 2020, n’a identifié que 12 « actions d’application de la loi » pour « fausses informations » en trois mois dans les 11 pays que nous avons étudiés. De ce nombre, seuls trois cas concernaient un « but objectivement légitime ». Par rapport à plusieurs centaines d’actions menées par les fact-checkers, la correction de la désinformation, et les trois millions de décisions quotidiennes de modération du contenu juste par une seule plateforme, l’ampleur de l’action en justice est minuscule. Dans le même temps, notre étude montre que, même si elles sont utilisées, les lois promettent peu de réduction de la désinformation nuisible.

Premièrement, 10 des 31 lois ou règlements que nous avons étudiés ne nécessitent aucune preuve que les « fausses » informations, ont causé ou risquent de causer un préjudice pour que leur auteur soit puni. Le caractère « faux », à lui seul, suffit. Deuxièmement, la façon dont les tribunaux déterminent la « fausseté » ou le « préjudice » n’est pas énoncée, de sorte que les décisions sont arbitraires. Troisièmement, six autres des 31 lois portaient sur des préjudices, tels que l'« agacement » des ministres, qui ne sont pas légitimes en vertu du droit international. Quatrièmement, les lois arbitraires sont encadrées et appliquées de manière à cibler les politiciens de l'opposition et les journalistes critiques, et non ceux qui créent et diffusent le plus de désinformation.

Une approche plus positive est possible : permettre l'information corrective, l'autorégulation des médias et tenir les officiels responsables

Des approches plus positives sont, bien sûr, possibles. Comme le note notre rapport, l’accès à des informations fiables est crucial pour lutter contre la désinformation – et cela se développe dans de nombreux pays, du moins en théorie, si ce n'est encore dans la pratique. Des pays comme l’Afrique du Sud avec des cadres juridiques qui permettent à des organisations comme celle-ci (Africa Check) de travailler, permettent un moyen efficace de corriger la désinformation. Le Malawi a introduit en 2016 une nouvelle loi obligeant les radiodiffuseurs à diffuser des « contre-versions » de ceux qui « sont touchés par une fausse allégation ».

Le Sénégal a introduit en 2017 un nouveau code de la presse qui accorde une place à l’autorégulation, visant à relever les normes contre la désinformation. Une autre voie est possible, si la volonté politique est là

(*) Assane Diagne, Directeur pour l'Afrique de l'Ouest de Reporters Sans Frontières et ancien rédacteur en chef du bureau francophone d'Africa Check à Dakar au Sénégal; Alan Finlay, chargé de cours et chercheur en Internet et droits des médias à l'Université du Witwatersrand, Afrique du Sud; et Dr Anya Schiffrin, Directrice de la spécialisation Technologie, Médias et Communication à la School of International and Public Affairs, à l'Université de Columbia aux États-Unis.

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