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Covid-19 : des données sans preuves sur les grossesses d'adolescentes en Afrique à cause de la fermeture des écoles

Les médias sud-africains ont largement rapporté une déclaration de World Vision selon laquelle les mesures adoptées pour la lutte contre la pandémie avaient entraîné une augmentation du nombre de grossesses chez les adolescentes. Mais cette affirmation est basée sur des données localisées et incompatibles.

Cet article date de plus de 3 ans

  • World Vision a appuyé sa déclaration sur des données  sur les grossesses des femmes âgées de 15 à 19 ans de 2015 à 16 en Tanzanie, combinées aux chiffres sur l'augmentation des grossesses des filles de 10 à 19 ans en Sierra Leone pendant l'épidémie d'Ebola de 2014.
  • L’organisation World Vision n'a pas expliqué comment elle a utilisé ces données pour aboutir au chiffre d'un million de jeunes filles enceintes dans la région.
  • Les experts ne pensent pas que les données soutiennent l'affirmation, et ont mis en garde contre le manque de fiabilité de l'utilisation des données recueillies dans des circonstances variées et localisées pour parler des conditions générales dans toute l'Afrique subsaharienne.

Plus d'un an après l'apparition de la Covid-19, les pays du monde entier luttent toujours pour en freiner la propagation. Dans de nombreux endroits, les déplacements ont été restreints, des couvre-feux imposés et des rassemblements interdits.

World Vision International, une organisation humanitaire chrétienne qui travaille dans plus de 90 pays, a fait une déclaration sur les conséquences des fermetures d'écoles en Afrique subsaharienne.

En août 2020, l'organisation a publié un rapport qui estimait que « jusqu'à un million de filles en Afrique subsaharienne pourraient être empêchées de retourner à l'école en raison d'une grossesse pendant la fermeture des écoles à cause de la Covid-19 ». 

Cette déclaration a été largement rapportée en Afrique du Sud en novembre 2020. « La fermeture des écoles entraîne une augmentation des grossesses chez les adolescentes », pouvait-on ainsi lire en gros titre d'un article du journal en ligne HeraldLive.

Cette statistique a également été rapportée par un certain nombre d'autres publications médiatiques et mentionnée dans un entretien télévisé avec la chaîne d'information eNCA.

Ce chiffre alarmant est-il exact ? Nous avons examiné la question de plus près.

Statistiques de la Tanzanie et de la Sierra Leone

World Vision a indiqué à Africa Check avoir utilisé deux statistiques pour calculer le chiffre.

La première concerne les grossesses des femmes âgées de 15 à 19 ans, selon l'enquête démographique et sanitaire de Tanzanie de 2015/16. Elle a montré que 10% de ces grossesses concernaient des jeunes femmes ayant un certain niveau d'éducation secondaire ou supérieure. Ce chiffre a été utilisé comme un « proxy régional » pour représenter la situation dans toute l'Afrique subsaharienne.

La deuxième statistique provient de la Sierra Leone. Tony Baker, conseiller principal de l'équipe d'engagement externe de l'organisation, a indiqué à Africa Check que les grossesses d'adolescentes ont augmenté de 65% lors de l'épidémie d'Ebola de 2014, lorsque les écoles ont été fermées pendant huit mois. L'Organisation mondiale de la Santé et les Nations unies définissent les adolescents comme étant ceux âgés de 10 à 19 ans.

Ce chiffre « est largement basé sur des informations qualitatives provenant des communautés de Sierra Leone après la crise Ebola et constitue une moyenne d'informations très localisées et très variables », souligne-t-il. (Ndlr : deux rapports ont été fournis à l'appui de ce chiffre. Ils peuvent être consultés ici et ici).

M. Baker a ajouté que cette augmentation pourrait se reproduire en raison de la fermeture des écoles à cause de la Covid-19.  World Vision n'a pas répondu aux questions sur la façon dont elle a utilisé les deux chiffres pour calculer et conclure qu'un million d'écolières auraient pu tomber enceintes pendant le confinement.

La Tanzanie n'est pas représentative du continent

Le Dr Sarah Neal, professeur associé en santé mondiale à l'université de Southampton au Royaume-Uni, a fait part de plusieurs inquiétudes quant à l'utilisation des chiffres sur la Tanzanie. Les recherches de Mme Neal portent sur la santé maternelle, néonatale, infantile et reproductive dans les pays à faible et moyen revenu.

« La proportion de femmes enceintes ayant fait des études secondaires est basée sur une très faible proportion de la population de l'Afrique subsaharienne, et n'est peut-être pas représentative du continent », explique-t-elle à Africa Check.

Le Dr Sibusiso Mkwananzi, démographe et chercheure principale au Centre pour le développement social en Afrique de l'Université de Johannesburg, a également partagé cette préoccupation. Il n'est pas courant d'utiliser les statistiques d'un pays pour représenter une région entière, souligne-t-elle, car les pays d'Afrique subsaharienne ont des niveaux de grossesse chez les adolescentes différents.

« Deuxièmement, les jeunes femmes âgées de 15 à 19 ans ayant un niveau d'études secondaires qui sont tombées enceintes en Tanzanie n'étaient pas nécessairement scolarisées au moment de la grossesse. Une proportion, et dans de nombreux cas une proportion importante, aura déjà quitté l'école pour d'autres raisons avant de tomber enceinte », précise Mme Neal.

Déconseillé d'utiliser des données qualitatives pour estimer l'augmentation des cas de grossesse

Qu'en est-il de la statistique montrant une augmentation de 65% des grossesses d'adolescentes en Sierra Leone en raison de la fermeture des écoles lors de l'épidémie Ebola ?

Le pourcentage global d'augmentation constaté concerne les grossesses d'adolescentes, détaille Mme Neal, et non pas spécifiquement les jeunes femmes à l'école. Cela pourrait également être lié à l'augmentation de la pauvreté, à la violence sexiste et à la réduction de l'accès au planning familial, en plus de l'interruption de la scolarité. « L'augmentation de 65% inclut également les jeunes femmes de 18 à 19 ans qui peuvent avoir effectivement terminé leurs études secondaires », ajoute Mme. Neal.

Et de l’avis de Mkwananzi, l'utilisation de données qualitatives pour estimer une augmentation des grossesses d'adolescentes n'est pas non plus recommandée. « Lorsque nous projetons les chiffres de la population en matière de démographie, nous supposons des variantes de projection haute, moyenne et basse et nous montrons ensuite trois résultats futurs possibles ».

Idéalement, les données sur l'augmentation des grossesses adolescentes pendant la fermeture des écoles à cause de la Covid-19 auraient dû être recueillies dans la même zone et entre deux points dans le temps.

Toujours selon elle, « l'utilisation des données tanzaniennes et des circonstances de la Sierra Leone aurait dû être menée avec prudence et avec des avertissements stricts au lecteur que, bien que ce soient les hypothèses appliquées, elles pourraient ne pas être valables pour la situation du coronavirus ».

L'augmentation des grossesses chez les adolescentes est possible, mais des études sont nécessaires

Mme Neal précise à Africa Check qu’« il pourrait y avoir une augmentation des grossesses d'adolescentes à cause de la Covid-19 », mais elle a ajouté qu'une telle augmentation serait le résultat de la fermeture d'écoles ainsi que d'autres causes sous-jacentes. Quant à Mkwananzi, elle indique n'avoir pas connaissance d'études portant sur les grossesses d'adolescentes pendant la pandémie Covid-19 et les fermetures d'écoles.

Elle poursuit que les mesures de confinement ont montré qu'elles augmentaient les niveaux de violence sexiste, y compris les agressions sexuelles. Cela pourrait entraîner une augmentation du nombre de grossesses chez les adolescentes, a-t-elle déclaré. Il est également possible que les individus aient eu moins accès aux services de santé sexuelle et reproductive pendant la pandémie.

Donc, bien que ces hypothèses soient raisonnables, les études n'ont pas encore prouvé leur validité, a-t-elle dit.

Conclusion : pas de preuves qu'un million d'adolescentes sont tombées enceintes en raison du confinement dû à la Covid-19

Un rapport d'août 2020 de World Vision International a affirmé qu'il y aurait une augmentation des grossesses d'adolescentes en Afrique subsaharienne en raison des mesures de confinement engendrées par la Covid-19. Selon ce rapport, un million de jeunes filles enceintes de la région auraient des difficultés à retourner à l'école.

World Vision a indiqué à Africa Check que ce chiffre était basé sur l'enquête démographique et sanitaire de Tanzanie de 2015/16 et sur les données qualitatives des communautés de Sierra Leone lors de l'épidémie d'Ebola de 2014.

Les experts contactés par Africa Check ont soulevé deux préoccupations majeures concernant ce calcul. Premièrement, les niveaux de grossesse chez les adolescentes diffèrent en Afrique subsaharienne et les statistiques d'un pays peuvent ne pas être représentatives de l'ensemble de la région. Deuxièmement, les données utilisées pour calculer une augmentation des grossesses chez les adolescentes auraient dû être recueillies dans la même région et être de nature quantitative.

Bien que les experts conviennent qu'une augmentation des grossesses chez les adolescentes à cause du confinement était possible, des études n'ont pas encore examiné cette question. En l'absence d'éléments supplémentaires pour étayer le chiffre d'un million, nous considérons que cette affirmation n'est pas prouvée.

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