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BLOG - Les forces de défense et de sécurité sénégalaises sont-elles « les plus républicaines en Afrique » tel que l’a affirmé Macky Sall ?

Au Sénégal, des dizaines de morts ont été recensés et attribués à la répression policière dans le cadre des manifestations qui agitent le pays depuis mars 2021, mettant les forces de l’ordre sous le feu des critiques alors que le président Macky Sall a souvent salué leur professionnalisme et leur sens républicain.

Depuis mars 2021, le Sénégal est en proie à une crise sociopolitique marquée par des tensions entre le pouvoir et l’opposition. Le point de départ de cette situation : l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, le 3 mars 2021, pour « troubles à l’ordre public » et « participation à une manifestation non autorisée » alors qu’il se rendait au tribunal pour répondre à une accusation de « viol et menaces de mort » sur une employée d’un salon de beauté dakarois. 

« Un important dispositif avait été déployé tôt le matin aux alentours du palais de justice. Vers 10 heures, le convoi de l’opposant a été bloqué par les autorités, et des affrontements sporadiques ont opposé pendant une partie de la journée les forces de l’ordre à des partisans de Sonko », avait rapporté Jeune Afrique. Ce procès a connu son épilogue le 1er juin 2023 : Ousmane Sonko a été acquitté des faits de viol mais a été condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Cette décision de justice, venue compromettre une éventuelle candidature de Sonko à l’élection présidentielle de 2024, a provoqué l’ire des partisans de l’opposant qui ont organisé des manifestations spontanées dans plusieurs villes du pays, notamment à Ziguinchor (sud) et à Dakar. D’après Amnesty International, au moins 23 personnes sont mortes lors de ces manifestations au cours d’affrontements avec les forces de l’ordre.


Lire aussi, COMMENTAIRE – Violences de juin 2023 au Sénégal : vérité officielle, désinformation et manipulation


Plus tôt, en mars 2023, des heurts entre manifestants et forces et l’ordre avaient éclaté à Dakar au moment où Sonko était appelé à comparaître devant la justice dans le cadre d’une autre affaire judiciaire, cette fois pour diffamation contre le ministre du Tourisme, Mame Mbaye Niang.

Ces épisodes de violences se sont déroulés sur fond de suspense entretenu par Macky Sall sur son intention de briguer ou non un troisième mandat consécutif. Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, a finalement mis fin à toute supputation en annonçant, en juillet 2023, qu’il ne briguera pas un troisième mandat en 2024. 

En février 2024, de nouvelles manifestations ayant dégénéré en affrontements entre forces de l’ordre et manifestants ont eu lieu dans plusieurs villes du pays pour réclamer la tenue de l’élection présidentielle prévue le 25 février 2024; après que ladite élection a été reportée par Macky Sall qui a justifié sa décision par « un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges ». Ces manifestations ont également été réprimées par les forces de défense et de sécurité (FDS). Trois morts ont été recensés entre le 9 et le 12 février 2024, dont un lycéen de 16 ans tué à Ziguinchor. Un quatrième décès lié à cet épisode a été signalé, le 21 février 2024 à Saint-Louis, dans le nord du pays. Il s’agit d’un étudiant ayant succombé à ses blessures survenues durant les affrontements entre étudiants et FDS quelques jours plus tôt, d’après le Syndicat unitaire et démocratique des enseignants du Sénégal (SUDES).

Le 15 février 2024, après plusieurs jours de tensions, le Conseil constitutionnel a invalidé ce report en invitant les autorités à tenir la présidentielle « dans les meilleurs délais ».

En 2021, en  2023 comme en 2024, une vague de critiques et de condamnations ont visé les FDS sénégalaises pour leur répression mortelle et brutale des manifestations ainsi que le non-respect des principes démocratiques d’une République, le droit de manifester étant garanti par la Constitution. Aussi, des organisations internationales ainsi que des représentations diplomatiques ont-elles exprimé leurs inquiétudes relatives au non-respect des droits humains par les FDS, mais aussi quant aux attaques visant des journalistes.

Selon le décompte d’Amnesty International, au moins 60 personnes sont mortes en marge des manifestations au Sénégal depuis mars 2021, en plus des attaques jugées « inédites » par Reporters Sans Frontières contre la presse ces dernières années dans le pays.

Macky Sall : « Ce sont les forces les plus républicaines en Afrique (...) C’est reconnu par l’ONU »

Or, en mai 2023, Macky Sall avait pris la défense des FDS sénégalaises lors d’une cérémonie de lancement d’un dialogue national avec différentes composantes de la société sénégalaise parmi lesquelles de nombreux partis politiques, des organisations de la société civile, des dignitaires religieux ainsi que des artistes, entre autres. « Ceux qui tirent et qui tuent, vous le savez bien, ce ne sont pas nos Forces de défense et de sécurité. Ce sont (les FDS sénégalaises, NDLR) les forces les plus républicaines en Afrique. (C’est) connu et reconnu par l’organisation des Nations unies ». (Écouter ici à partir de 4h51mn10s). 

À l’occasion d’une rencontre avec la presse le 20 février 2024, la ministre sénégalaise de la Justice, Aissata Tall Sall, a emboîté le pas au président Sall en rendant un « hommage appuyé » aux FDS sénégalaises qui « ont fait leur devoir sans commentaires, sans murmures ». La ministre a ajouté que le travail des FDS lors des récentes manifestations a contribué à l’apaisement du climat social.

Qu’à cela ne tienne, face à ces bavures imputées aux FDS sénégalaises et aux critiques qui en découlent, il devient important de se demander quelle est la part de vérité dans l'assertion selon laquelle ces forces de défense et de sécurité sont reconnues par l’ONU comme étant les plus républicaines d’Afrique.

Pour ce faire, nous avons tenté d’obtenir des précisions de la présidence du Sénégal pour connaître la source de la déclaration de Macky Sall, mais nos questions sont restées sans réponse depuis plusieurs mois.

Des gendarmes sénégalais patrouillent sur une route lors des manifestations initiées par des partis d'opposition à Dakar, le 4 février 2024, pour protester contre le report de l'élection présidentielle. Les manifestants et la police se sont affrontés dans la capitale sénégalaise, Dakar, un jour après que le président Macky Sall a annoncé le report sine die de l'élection présidentielle. JOHN WESSELS / AFP
Des gendarmes sénégalais patrouillent sur une route lors des manifestations initiées par des partis d'opposition à Dakar, le 4 février 2024, pour protester contre le report de l'élection présidentielle. Les manifestants et la police se sont affrontés dans la capitale sénégalaise, Dakar, un jour après que le président Macky Sall a annoncé le report sine die de l'élection présidentielle. JOHN WESSELS / AFP

« Républicain(e) », qu’est-ce que cela veut dire ? 

Oumar Ba, professeur de relations internationales à l’Université Cornell aux États-Unis, explique qu’en termes de sciences politiques et de relations internationales, le concept de « forces de défense et sécurité républicaines » n’a pas de sens. Ce qui est pris en considération, selon lui, c’est plutôt « le concept plus général d’État de droit qui englobe la manière dont la police, la gendarmerie, l’armée et autres forces auxiliaires opèrent dans un cadre légal bien défini ». L’État de droit couvre aussi les principes de gouvernance, de lois et de systèmes juridiques qui assurent l’égalité des citoyens, dans le respect des droits humains et des traités internationaux, a noté Omar Ba.

Hamidou Ba est un chercheur qui a, auparavant, travaillé pour le Centre de hautes études en défense et sécurité (CHEDS) de Dakar. Ses recherches portent sur les forces armées du Sénégal. Dans ce contexte, détaille-t-il, « Républicain » veut surtout dire « une armée qui obéit dans son fonctionnement aux normes en vigueur (leurs missions dévolues par la Constitution, les lois et les règlements) dans un système dit démocratique ». Aussi, selon Hamidou Ba, le terme « Républicain » s’inscrit-il dans le cadre de la Constitution qui régit le principe de la subordination des autorités militaires aux autorités civiles. 

Les Nations unies disent n’avoir pas tenu les propos qui leur sont attribués par Macky Sall

Contactée par Africa Check pour vérification, l’Organisation des Nations unies a fait savoir qu’« aucun fonctionnaire ou représentant de l’organisation n'a fait cette déclaration ». L’ONU a aussi précisé : « Les Nations unies ne classent pas non plus les forces militaires ».

En outre, Africa Check a contacté le Bureau régional pour l'Afrique de l'Ouest du Haut Commissariat des Nations unies aux Droits de l'Homme (HCDH-BRAO) qui a souligné ne pas avoir la prérogative de classifier les forces de défense et de sécurité. « Nous n’avons pas le mandat de hiérarchiser ces forces de sécurité en Afrique. Cette affirmation ne vient pas du HCDH-BRAO », a réagi l’institution.

Qu’en disent les spécialistes ? 

Nathaniel Powell est analyste et chercheur pour le Centre pour la guerre et la diplomatie (Centre for War and Diplomacy) qui produit des études sur la guerre et les relations entre les États.

À propos de l’assertion de Macky Sall selon laquelle les FDS sénégalaises sont les forces les plus républicaines d’Afrique au regard des standards de l’ONU, Powell a argué qu’il n’est pas correct de dire que cela est « reconnu » par l'ONU, en considération de l’absence d’une quelconque preuve ou classement onusien y afférent.

Oumar Ba de l’Université Cornell a ajouté qu’à sa connaissance, il n’existe pas un classement des FDS des différents pays africains. Ce dernier a toutefois souligné l’existence de chercheurs et d’organisations faisant des classements relatifs à l’État de droit en général. C’est le cas de l'organisation World Justice Project, qui classe des pays en matière d’État de droit et d’autres critères plus précis, tel que le maintien de l’ordre et la sécurité.  

Quant à Hamidou Ba du CHEDS, il a indiqué ne pas être en mesure de dire si oui ou non les forces de défense et de sécurité sénégalaises sont les plus républicaines d’Afrique. Ba dit être tout de même « gêné par l’usage du superlatif » employé par Macky Sall, puisque rien ne semble le justifier « du point de vue scientifique ».

Les FDS sénégalaises ont la « réputation d’être moins politiquement engagées » 

Malgré l’absence de classement des Nations unies sur la question, Nathaniel Powell argue que les FDS sénégalaises « ont une réputation d'être moins politiquement impliquées que d'autres forces sécuritaires dans la région (d'où l'idée selon laquelle le Sénégal n'a jamais connu un coup d'État) ».

À cela, Pr Abdou Khadre Diop, agrégé des facultés de droit et professeur à l’Université numérique Cheikh Hamidou Kane, ajoute que, de manière générale, les FDS sénégalaises sont définies comme des forces républicaines, chose appuyée par le fait que la police sénégalaise fait partie des contingents africains les plus significatifs au niveau des Nations unies. Selon lui, des bavures policières parfois mortelles sont certes notées de part et d'autre, surtout récemment, ainsi qu’en mars 2021 et en juin 2023, mais en regardant l'histoire politique du Sénégal, les Forces de police, de gendarmerie et l’armée ont adopté une posture républicaine, au regard des crises traversées par le pays. 

Un argument corroboré par Hamidou Ba, qui souligne le fait que « de 1960 à maintenant, les FDS du Sénégal n'ont jamais été dans le jeu politique sénégalais malgré les tensions (notamment les  crises de 1962, de mai 1968, de 1987-1988, juin 2011, mars 2021, juin 2023, NDLR) et les appels de certains acteurs politiques à « prendre leurs responsabilités » ou à désobéir au pouvoir politique dans des situations de tension. L'armée a bel et bien une distance que l'on peut qualifier de républicaine ». À cela, Ba a ajouté « la neutralité politique des FDS sénégalaises », contrairement à « certaines armées africaines qui ont du mal à se resectoriser, c'est-à-dire revenir à leur secteur d’activité principale ». 

Comment faire valoir les droits humains et libertés des citoyens ? 

Entre mars 2021 et février 2024, plusieurs représentations diplomatiques ainsi que des organisations internationales ont exprimé leur profonde inquiétude par rapport aux violations des droits humains constatées lors de manifestations au Sénégal par les forces de l'ordre.

Pourtant, en prélude à sa victoire à l’élection présidentielle de 2019, Macky Sall avait pris l’engagement de « renforcer les droits et libertés des citoyens à travers une réforme du système judiciaire et pénitentiaire, mais également en promouvoir davantage la protection des droits du citoyen face à la puissance publique ».

Constatant les cas de décès, d’arrestations jugées arbitraires et de brutalités imputés aux FDS sénégalaises lors des manifestations de février 2024, le professeur Abdou Khadre Diop, agrégé des facultés de droit, indique que les citoyens ont des droits de recours à leur disposition non seulement lorsqu’une manifestation est interdite (les affrontements entre FDS et citoyens ont souvent lieu lorsque des manifestations sont interdites, NDLR) mais aussi en cas de bavure policière.

D’abord, « pour le droit de manifester, si les citoyens font une demande de manifestation et que cela leur a été refusé, ils ont la possibilité de faire référer devant la Cour suprême, parce que la liberté de manifester est un droit constitutionnel. Mais malheureusement, on ne le fait pas très souvent au Sénégal. Et là, dans ce cas, le juge a 48 heures pour dire si l'interdiction de manifestation viole ou non la Constitution, ou bien si c'est justifié par des mesures d’ordre publiques », explique Pr Abdou Khadre Diop.

Ensuite, poursuit-il, « s'il y a une répression policière, comme on le voit ces temps-ci, les citoyens ont également la possibilité d'attaquer l'État devant le juge administratif notamment pour les bavures policières, pour atteinte à l'intégrité physique, traitement inhumain et dégradant etc. Tout cela, pour faire valoir leurs droits et également, il y a la possibilité même d'aller devant le juge pour demander des dommages et intérêts, et des réparations ». 

Enfin, Pr Diop précise que c’est dans ce cadre que le Collectif des universitaires pour la démocratie (CUD), dont il est lui-même membre, s’attèle à mettre en place « Le Bureau du Citoyen » dont le rôle sera d’assister les citoyens voulant défendre leurs droits suite à une injustice subie dans le cadre d’une manifestation ou par rapport à la crise politique d’une manière générale.

Si les bavures policières au Sénégal ont conduit à une soixantaine de morts d'hommes depuis mars 2021, force est de constater que très peu d'enquêtes judiciaires ont été ouvertes. De plus, à ce jour, aucune d’elles n’a permis de faire l'éclairage nécessaire afin de situer les responsabilités des Forces de défense et de sécurité devant la justice. Ce qui constitue une autre forme de violation des droits des citoyens.


Article édité par Valdez Onanina.

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