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GEORGES GOBET / AFP

Sénégal : deux déclarations d'un sociologue sur le chômage et l’emploi des jeunes examinées 

Un sociologue sénégalais a fait deux affirmations : l’une sur le taux de chômage au Sénégal et l’autre sur le nombre de nouveaux diplômés qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année dans le pays. La première affirmation est incorrecte et la seconde n'est pas prouvée.

Cet article date de plus de 10 mois

  • « Le taux de chômage actuel est de 24,1% »  au Sénégal et « chaque année, plus de 200 000 nouveaux diplômés tapent à la porte de l'emploi (...) » dans le pays. (Harouna Demba Seck, sociologue).
  • Les données les plus récentes de l’ANSD, « l’institution la mieux indiquée pour fournir cette information » selon les autorités sénégalaises, évaluent le taux de chômage à 21,9 % au 4e trimestre de 2022.
  • Quant aux statistiques sur les nouveaux diplômés qui arrivent sur le marché de l'emploi, elles sont quasi impossibles à estimer au Sénégal selon plusieurs experts.

Harouna Demba Seck est sociologue et expert en gestion et management de projets. Dans une contribution écrite dans le journal sénégalais Bes Bi du 18 avril 2023, il a indiqué que « le taux de chômage actuel est de 24,1% » au Sénégal, ajoutant que « chaque année, plus de 200 000 nouveaux diplômés tapent à la porte de l'emploi (...) » dans ce pays d'Afrique de l'Ouest.

L’article dans lequel Seck a fait ces affirmations est intitulé « Problématique de l’emploi des jeunes ». Il a été repris en ligne par le site du journal EnQuête, un quotidien sénégalais. Le texte traite principalement de l’entrepreneuriat et de l’emploi des jeunes au Sénégal. 

Déclaration

Le taux de chômage actuel au Sénégal est de 24,1 %.

Verdict

Incorrect

L’auteur de la déclaration, Harouna Demba Seck, dit s’être basé sur des données de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) du Sénégal et sur celles du ministère sénégalais de la Jeunesse, de l’Emploi et de l’Entrepreneuriat

Ce que révèlent les données disponibles 

Le ministère sénégalais du Travail, du Dialogue social et des Relations avec les Institutions nous a signifié qu’il ne produit pas d’indicateurs sur le taux de chômage au Sénégal. Selon ledit ministère, l’institution la mieux indiquée pour fournir cette information est l’ANSD.

Afin de mettre en place un dispositif de mesure et de suivi de l’emploi au Sénégal, l’ANSD réalise et publie, chaque trimestre, son Enquête nationale sur l’Emploi au Sénégal (ENES). 

La plus récente parution de l’ENES, publiée en mars 2023, porte sur le quatrième trimestre de l’année 2022. L’étude, intitulée « Enquête nationale sur l’emploi au Sénégal - Quatrième trimestre 2022 », présente le niveau des principaux indicateurs sur l’emploi au Sénégal pour le compte des trois derniers mois de l’année 2022.

L’ANSD évalue le taux de chômage à 21,9 % au quatrième trimestre de 2022 

La définition de la notion de chômeur employée par l’ANSD est différente de celle du Bureau international du Travail (BIT) relève notamment l’Enquête nationale sur l’emploi au Sénégal - Quatrième trimestre 2022. « Au sens du Bureau international du Travail (BIT), les chômeurs comprennent toutes les personnes en âge de travailler qui, au cours de la période de référence, ont été sans travail, disponibles pour travailler durant une période de deux semaines et ont recherché un travail sur la période des quatre semaines ayant précédé la date de collecte ». 

Une définition que l’ANSD juge « restrictive pour le Sénégal, eu égard au marché du travail qui est peu structuré pour la recherche de travail ». 

De ce fait, « les personnes sans emploi, qui sont disponibles, mais ne recherchent pas un emploi pour des raisons jugées indépendantes de leur volonté, sont comptées parmi les chômeurs et pris ainsi en compte dans la détermination du niveau de chômage dans le pays », souligne l’étude susmentionnée, qui précise par ailleurs qu’au Sénégal, « le taux de chômage (élargi) est estimé à 21,9 % au quatrième trimestre de 2022 ». 

Au sens strict du BIT, ce taux est ressorti à 3,9 % au dernier trimestre de 2022, lit-on à travers l’étude de l’ANSD. Toutefois, à la date du 23 mai 2023, ce chiffre était de 5,8 % selon ILOSTAT, la base de données du BIT sur le travail.

Un homme brandit une pancarte sur laquelle on peut lire « Nous voulons travailler garder nos emplois FFCV », le 11 mars 2010 à Dakar lors d'une réunion des employés sénégalais travaillant dans les bases militaires françaises. FFCV signifie "Forces Françaises du Cap Vert". SEYLLOU DIALLO / AFP
Un homme brandit une pancarte sur laquelle on peut lire « Nous voulons travailler garder nos emplois FFCV », le 11 mars 2010 à Dakar lors d'une réunion des employés sénégalais travaillant dans les bases militaires françaises. FFCV signifie "Forces Françaises du Cap Vert". SEYLLOU DIALLO / AFP

Différence significative entre « 24,1 % » et « 21,9 % »

Souleymane Sonko est statisticien-économètre pour l’ONG Eclosio, qui s'est fixée « pour mission d’impulser la transition agroécologique, l’insertion socioéconomique des populations fragilisées par l’exclusion et les inégalités et l’engagement citoyen face aux enjeux sociétaux et climatiques actuels ».

Il estime que la différence de 2,2 points de pourcentage entre le taux de chômage estimé par l’ANSD (21,9 %) et celui avancé par Harouna Demba Seck (24,1 %) « est significative vu que les deux pourcentages sont calculés en se basant sur un nombre important de la population ». 

Une différence d’approches et d’interprétations 

Interrogé pour les besoins d’un article  sur le taux de chômage publié par Africa Check en 2021, Yakouba Diallo, statisticien principal au bureau du BIT à Dakar, expliquait que « la différence dans le résultat sur le taux de « chômage » se situe dans l’interprétation des critères inclus dans la définition de ce qu’est « un chômeur ».

« S’il y a une différence pour classer les personnes en emploi et les personnes sans emploi, il y aura une différence dans le taux de chômage », arguait-il.

De l'interprétation des statistiques de l’OIT sur le chômage

« Il est important de faire attention avec les statistiques d'ILOSTAT », selon Yakouba Diallo du BIT. Il invitait, dans notre article susmentionné, à distinguer les statistiques basées sur les données d’enquêtes de celles issues de la modélisation. « Les statistiques issues de la modélisation (ou obtenues à l’aide des modèles économétriques) se réfèrent à des hypothèses. Les résultats devraient être utilisés avec précaution, car il y a des hypothèses à respecter », d’après Yakouba Diallo du BIT.

Par exemple, il explique que le taux de chômage de 2015 au Sénégal publié par ILOSTAT est basé sur les données de l’enquête de l’ANSD sur l’emploi de 2015, alors que le taux de chômage de 2019 a été obtenu à partir de la modélisation, car le BIT ne disposait pas encore des données de l’enquête sur l’emploi de l’année 2019. 

« Sur le site du BIT, il est mentionné ILO modelled estimates (Estimations modélisées de l'OIT, en français) pour indiquer que les statistiques sont basées sur la modélisation économétrique et non les données d’enquête », étaye le statisticien. 

Déclaration

Chaque année, plus de 200 000 nouveaux diplômés tapent à la porte de l'emploi au Sénégal.

Verdict

Non prouvé

Interrogé sur la source de cette affirmation, Harouna Demba Seck a reconnu qu’il s’agit d’ « une statistique qui peut être approximative, vu qu’on ne peut l’estimer de manière scientifique ».

Cela s’explique, selon lui, par le fait que tous les jours, au Sénégal, des jeunes arrivent sur le marché de l’emploi. Ce sont de jeunes diplômés qui déposent leurs dossiers dans des structures dans l’espoir d’être recrutés. Et ces derniers peuvent être recrutés, comme ils peuvent ne pas l’être. « C’est en cela qu’il est difficile d’estimer avec certitude le nombre de jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année au Sénégal », a argué Seck, qui nous a, par ailleurs, recommandé de vérifier auprès de l’ANSD et du ministère sénégalais de l’Emploi et de l’Entrepreneuriat.  

De son côté, le ministère sénégalais du Travail, du Dialogue social et des Relations avec les Institutions a indiqué à Africa Check qu’il ne rend pas public des données sur le nombre de jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année et nous a recommandé de nous référer à l’ANSD et aux autres agences consacrées à l’emploi au Sénégal.

Les chiffres sur l’emploi varient d’une source à l’autre

Notons que différents chiffres sont mis en avant sur la question du nombre de jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année au Sénégal, en plus de celui avancé par le sociologue Harouna Demba Seck.

Par exemple, cet article publié sur le site des Nations unies au Sénégal en janvier 2022 et intitulé « Renforcer les compétences et créer des opportunités pour promouvoir l'emploi des jeunes » indique que chaque année, on enregistre entre 100 000 et 260 000 jeunes sur le marché du travail au Sénégal. L’auteur de l’article, Papa Cheikh Sakho Jimbira, analyste de la communication et du plaidoyer au sein du Bureau de la coordinatrice résidente des Nations unies au Sénégal, dit s’être basé sur des données de l’ANSD. C’est également la source fournie par des médias sénégalais qui font état d’environ 300 000 jeunes sur le marché de l’emploi chaque année dans le pays. 

Sur son site, l’Agence française de développement (AFD) parle de 100 000 jeunes au Sénégal qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année. Mais l’AFD a précisé à Africa Check que le chiffre a été donné dans le cadre d’un projet et qu’il « n’est plus à jour » étant donné l’ancienneté dudit projet.

Une statistique quasi impossible à estimer 

L'ANSD a précisé à Africa Check qu’elle ne possède pas « un dispositif qui permet de mesurer avec toute la rigueur requise le nombre de jeunes qui arrivent sur le marché du travail chaque année ». L’agence dispose, par contre, des statistiques sur la population en âge de travailler pour chaque année. 

« Parmi les jeunes en âge de travailler, il y a en qui ne sont pas actifs sur le marché du travail : ils restent, par exemple, dans le système éducatif ; d'autres ne cherchent pas du travail pour une raison ou une autre », a commenté l’agence statistique sénégalaise.

De son côté, l’Agence nationale pour l’Emploi des Jeunes (Anpej) a expliqué que le nombre de jeunes arrivant sur le marché de l’emploi chaque année est une statistique « très complexe à estimer, car tous les éléments ne sont pas toujours réunis pour le calculer ».

Pour recueillir ces données, l’Anpej a indiqué à Africa Check qu’elle procède à des « extrapolations scientifiques difficiles ». Elle dit disposer d’un système d’informations sur lequel elle invite des jeunes à s’inscrire. Mais la difficulté réside dans le fait que beaucoup de jeunes s’y inscrivent dans le but d’obtenir un financement ou un stage, au lieu de le faire systématiquement parce qu’ils sont en âge de travailler et ont des compétences à faire valoir. 

À cela, poursuit l’Anpej, s’ajoute le fait qu’au Sénégal, certains jeunes diplômés sortent des écoles de façon prématurée, et d’autres perdent leur emploi chaque année. Ce qui rend difficile la collecte et l'estimation de la statistique en question. L’Anpej relève, par ailleurs, qu’elle procède à des recoupements de données avec ses structures de base et des enquêtes régionales, mais surtout avec des études se faisant sur le marché, « notamment celles de structures rigoureuses comme l’ANSD qui font des enquêtes régulières ».

« Il y a aussi des articles scientifiques qui viennent en appoint, de même que des données au plan international pouvant provenir par exemple de la Banque mondiale. Tout cela peut permettre à l’Anpej de croiser des données et des chiffres médians sur l’emploi », a expliqué l’Agence nationale pour l’Emploi des Jeunes qui, néanmoins, estime que « 250 000 à 300 000 jeunes arrivent sur le marché de l’emploi chaque année au Sénégal » chaque année. 

Il faut cependant noter que ces chiffres « plus ou moins rigoureux » ne sont pas totalement fiables, car n’étant pas sous-tendus par des preuves immédiatement disponibles, avertit l’Agence.

Problèmes liés aux profils des demandeurs d’emploi 

Abdoulaye Dièye est un économiste exerçant au Centre pour les politiques de développement (Cepod) et à la Direction générale de la Planification et des Politiques économiques (DGPPE). Il a travaillé sur la problématique de l’emploi des jeunes, à travers une étude intitulée « Efficacité des politiques et programmes de promotion de l’emploi des jeunes au Sénégal », qui révèle l’absence d’un mécanisme de coordination et un manque de suivi et évaluation de l’emploi des jeunes.

Dans le cadre de ses travaux de recherche, Dièye confie s’être toujours heurté à cette difficulté d’avoir des informations probantes sur le nombre de jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année. Chose qui s’explique, selon lui, par « les divers profils des chercheurs d’emploi existant au Sénégal ». 

Les quatre profils des demandeurs d'emploi identifiés par l’économiste Abdoulaye Dièye 

  • Il y a d’abord les jeunes diplômés qui sortent des universités ou écoles de formation. À cause de l’absence d’un dispositif permettant de capter ce nombre qui entre chaque année dans le marché de l’emploi, se pose ainsi un problème de suivi de l’ensemble des structures de formation aussi bien au niveau communautaire qu’au niveau national.

 

  • Le deuxième profil concerne les personnes précocement sorties du système éducatif. Dièye donne l’exemple de jeunes qui cherchent du travail après l’entrée en sixième, après l’obtention du diplôme du BFEM (Brevet de fin d’études moyennes), ou du baccalauréat.

 

  • Quant au troisième profil, il s’agit des jeunes sortis des daaras (les écoles coraniques, NDLR). « On n’a pas le nombre précis de daaras au Sénégal. Aucune idée non plus du nombre de talibés par daara », souligne Dièye. Le terme talibé désigne les élèves formés dans les daaras. L’expert déplore le fait qu’il n’existe pratiquement aucune information statistique disponible sur le nombre de talibés qui sortent des daaras chaque année, et qui vont chercher de l’emploi. 

 

  • Enfin, pour ce qui est du quatrième profil, ce sont les jeunes qui n’ont jamais fréquenté ni l’école, ni les daaras et qui sont à la recherche d’un emploi. Tout comme les trois catégories précitées, « il est également difficile de chiffrer ces personnes-là, alors qu’on sait que c’est un profil de chercheurs d’emploi ».

Ce que cela prouve, conclut l'économiste, c’est qu'on a encore beaucoup à faire pour asseoir le chiffre selon lequel on compte 200 000 nouveaux demandeurs d’emploi chaque année au Sénégal. « Il faudrait asseoir ce chiffre sur une base très claire », appuie-t-il.

Un vendeur ambulant vend des lunettes dans les rues de Dakar lors d'un rassemblement organisé à l'occasion de a fête du Travail, le 1er mai 2009. Des rassemblements avaient eu lieu dans le monde entier, les organisateurs promettant, partout, de mettre en évidence la colère du public face à la récession paralysante qui a fait perdre leur emploi à des millions de personnes. GEORGES GOBET / AFP
Un vendeur ambulant vend des lunettes dans les rues de Dakar lors d'un rassemblement organisé à l'occasion de la fête du Travail, le 1er mai 2009. Des rassemblements avaient eu lieu dans le monde entier, les organisateurs promettant, partout, de mettre en évidence la colère du public face à la récession paralysante qui a fait perdre leur emploi à des millions de personnes. GEORGES GOBET / AFP

L’informalité

Au-delà des difficultés liées aux divers profils des demandeurs d’emploi, « l’informalité » est un autre facteur qui complique le calcul du nombre de nouveaux demandeurs d'emploi chaque année au Sénégal. 

Sobel Ngom, le directeur exécutif de Consortium jeunesse Sénégal (CJS), une association de jeunes innovateurs sociaux, relève qu’au Sénégal, un jeune « peut travailler de façon régulière, mais aussi de façon irrégulière, comme le cas des jeunes écolières qui, durant les grandes vacances scolaires, font un travail saisonnier d’aide ménagère pendant trois mois ». Il a aussi donné l’exemple du jeune vendeur de lunettes dans les rues de Dakar. 

Pour Sobel Ngom, le problème est que la plupart des estimations plus ou moins rigoureuses ne tiennent compte que des jeunes se trouvant dans le secteur formel. Alors qu’on devrait se demander si le jeune vendeur de lunettes dans les rues de Dakar ou l’écolière faisant un travail saisonnier durant les grandes vacances se trouvent sur le marché du travail ou non. 

« À partir de ce moment-là, l'informalité et le monde formel devraient être repensés pour que tous les jeunes demandeurs d’emploi, sans exception, puissent être pris en compte », relève Ngom qui questionne la pertinence d’avoir ce chiffre sur le nombre de jeunes qui arrivent sur le marché de l’emploi chaque année, au regard de la façon dont le secteur de l’emploi est structuré au Sénégal. 

« Est-ce que c'est ça qui devrait être notre clé de lecture pour trouver des solutions aux problèmes liés à l’emploi des jeunes ? Ne devrait-on pas construire une clé qui soit plus adaptée à la diversité de notre réalité et à l'âge moyen de transition socioéconomique ? », s’interroge-t-il.

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