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BLOG – Présidentielle de 2024 au Sénégal : la vigilance et le bon sens peuvent aider à limiter la désinformation en période électorale

La liste des menaces qui pèsent généralement sur la transparence des élections s’est rallongée avec le développement du numérique. La désinformation en ligne s’invite au cœur de toute campagne électorale, comme celle que vit le Sénégal jusqu’à la tenue de son scrutin présidentiel de 2024. En comprenant mieux comment fonctionne ce phénomène, nous pouvons en limiter l’impact.

Au Sénégal, le premier tour de l'élection présidentielle de 2024, qui était initialement prévu le 25 février, a été fixé au 24 mars, après des épisodes de violences, de polémiques et des développements législatifs et juridiques.

Les menaces sur la transparence des élections ont toujours été une source d’inquiétude dans beaucoup de pays. Ces menaces ont pour noms : bourrage des urnes, suppression des électeurs du fichier des personnes autorisées à voter, manipulation de ce registre  électoral, entre autres pratiques visant à influencer l’issue des scrutins. À ces menaces, qui existent toujours dans une certaine mesure, sont venues s’ajouter d'autres,  apparues avec le développement du numérique.

Campagnes d’influence et de manipulation

L'ère du numérique a permis la planification et l'exécution de campagnes d’influence et de manipulation des élections de grande envergure. Révélé en 2018, le « scandale Cambridge Analytica », du nom d'une entreprise de nouvelles technologies fondée cinq ans auparavant à Londres, au Royaume-Uni, est sans nul doute la première campagne de grande ampleur de cette nature rendue publique. Cette firme britannique, dissoute à la suite du scandale, avait pour slogan : « Data drives all we do » (« Les données déterminent tout ce que nous faisons »). Elle s’était fixée comme mission de « changer les comportements grâce aux données ». C’est ainsi que Cambridge Analytica avait recueilli frauduleusement les données de 30 à 70 millions d’utilisateurs de Facebook pour construire un logiciel puissant pour prédire et influencer le choix des électeurs aux États-Unis et en Grande Bretagne. Selon les résultats d’une enquête de la chaîne britannique Channel 4, publiés sur son site le 20 mars 2018 (et le même jour sur sa chaîne YouTube), Cambridge Analytica s’adonnait également à la diffusion volontaire de fausses nouvelles et à l’espionnage d’adversaires politiques. Des pratiques qui ont été reprises par une entité israélienne fondée par des anciens de Cambridge Analytica. Cette entité, appelée « Team Jorge », a été active dans certains pays africains. Parmi ces pays, figure le Sénégal où elle est citée comme ayant travaillé sur des projets de soutien au président  Macky Sall pour sa réélection en 2019. Sall a été élu pour la première fois en 2012. Son second mandat consécutif – le dernier autorisé à la tête du Sénégal au moment où nous mettons en ligne cet article – expire le 2 avril 2024.

Pour ses campagnes d’influence, Team Jorge utilise une plateforme grâce à laquelle elle peut piloter des avatars pour publier des commentaires ou faire monter des polémiques en fonction de la demande du client. Jusqu’à la publication de cet article, aucun élément concret ne permet d’affirmer qu’une telle pratique est en cours dans la campagne pour la présidentielle sénégalaise de 2024. Toutefois, en observant les interactions sur la plateforme de réseau social X (ex-Twitter) au Sénégal, il a été constaté une prolifération de comptes créés en janvier 2024 et publiant tous un contenu identique en relation avec à la campagne électorale.

Rumeurs et frénésie du partage

La désinformation en période électorale ne se fait pas toujours en ayant recours à des outils numériques sophistiqués. Elle peut aussi passer par des rumeurs distillées par divers canaux (bouche à oreille, médias et réseaux sociaux) pour semer la confusion et installer la suspicion. La rumeur peut parfois partir d’un fond de vérité. Il peut aussi arriver qu’elle se confirme plus tard. Mais, toujours est-il que son origine est inconnue et incertaine, et sa véracité douteuse (définition du Larousse). C’est ce que nous pouvons notamment lire dans un article sur le sujet publié en 2012 dans une revue d’histoire et de philologie (étude d’une langue et de sa littérature par ses écrits), Christiane de Craecker-Dussart, alors à l’Université de Liège, en Belgique. De même, comme le souligne de Craecker-Dussart, la rumeur est « fréquemment créée et divulguée à dessein, elle devient alors calomnie, machination, propagande ou moyen de gouverner et de dominer ».  « Nous sommes dans ce cas en pleine manipulation de l’opinion ou désinformation », ajoute-t-elle. Dans ce registre, nous pouvons citer la supposée corruption de juges du Conseil constitutionnel évoquée par une des personnalités dont le dossier de candidature à la présidentielle n’a pas été retenu, une prétendue affaire brandie pour tenter d’« écarter » un autre. Cette rumeur avait été utilisée par le président sénégalais Macky Sall comme prétexte pour abroger le décret portant convocation du corps électoral pour le 25 février 2024, et par l’Assemblée nationale pour voter une loi reportant l’élection présidentielle au 15 décembre 2024. Deux décisions qui ont été rejetées par le Conseil constitutionnel

Un manifestant chante lors d'une marche à Dakar le 02 mars 2024, contre la nouvelle loi d'amnistie et pour la tenue d'élections avant le 02 avril 2024. Ce pays d'Afrique de l'Ouest, traditionnellement stable, a plongé dans les pires turbulences qu'il ait connues depuis des décennies après le report de dernière minute par M. Sall de l'élection présidentielle, qui devait avoir lieu le 25 février 2024. JOHN WESSELS / AFP
Un manifestant lors d'une marche à Dakar le 2 mars 2024, contre la nouvelle loi d'amnistie et pour la tenue d'élections avant le 2 avril 2024. Ce pays d'Afrique de l'Ouest, traditionnellement stable, a plongé dans les pires turbulences qu'il ait connues depuis des décennies après le report de dernière minute par Macky Sall de l'élection présidentielle, qui devait avoir lieu le 25 février 2024. JOHN WESSELS / AFP

Le Parti démocratique sénégalais (PDS, actuellement dans l’opposition), qui a entretenu cette rumeur, a affirmé détenir des preuves de cette prétendue corruption mais ne les a jamais formellement présentées au public. À la place, il a profité de la fuite d’audios non authentifiés pour annoncer des plaintes contre les personnes incriminées. Il s’agit d’Amadou Ba, ex-Premier ministre de Macky Sall et actuel candidat de la coalition au pouvoir à la présidentielle de 2024,  ainsi que de deux juges du Conseil constitutionnel, Mamadou Badio Camara et Cheikh Tidiane Coulibaly. Les voix entendues dans l’enregistrement sont présentées comme les leurs.

La rumeur de cette prétendue corruption a accouché d’une autre, portant sur une supposée convocation de personnalités citées par l’Office national de lutte contre la fraude et la corruption (Ofnac). Cette rumeur, devenue « information » pour l’occasion, a d’autant été prise au sérieux qu’elle a fait l’objet d’une « breaking news » - comme on appelle une nouvelle urgente ou une importante actualité de dernière minute - , dans une émission de la chaîne de télévision privée sénégalaise SenTV. Elle sera plus tard démentie par l’Ofnac, contactée par des journalistes. Attention : un démenti ne signifie pas forcément qu’une information est fausse. Cependant, puisque jusqu’à la publication de cet article, personne n’a été en mesure d’apporter la preuve qu’Amadou Ba et les deux juges du Conseil constitutionnel mentionnés ont effectivement été convoqués, cela reste une rumeur. Toujours est-il que cette histoire est un cas d’école du cycle vicieux d’une rumeur ou d’une information non confirmée. 

Deux faits ont pu induire les internautes en erreur.

Il y a, d’une part,  par le journaliste sénégalais Pape Alé Niang. Peu après 5 h 00 du matin (heure locale et GMT), sous forme d’alerte, Niang y a écrit :  « Requêtes pour annuler les décrets convoquant le corps électoral et fixant la date de l’élection. Convocation de l’ex-Premier ministre et des deux juges du Conseil constitutionnel pour faits de corruption. Loi portant création d’une Cour constitutionnelle. Vigilance ». 

 

Capture d'écran de la publication

 

De l’autre part, il y a un texte publié également le 11 mars 2024 vers 15 h 00 (heure locale et GMT) par l’ancien ministre sénégalais Mary Teuw Niane, devenu opposant, sur sa page Facebook (avec comme date le 11 février 2024, NDLR). Dans ce texte repris par des sites sénégalais dont Pulse, Niane dresse une liste d’actes que, selon lui, Macky Sall pourrait poser pour empêcher la tenue de l’élection présidentielle. 

 

Capture d'écran de la publication

 

Cette publication de Mary Teuw Niane avait été précédée d’un message alarmiste de deux phrases évoquant la même éventualité posté quelques heures auparavant (peu après 7 h 00 locales) le 11 mars 2024 sur Facebook.

L’ex-ministre a fait, presque mot pour mot, le même avertissement que le journaliste Pape Alé Niang. 

Le tweet de Pape Alé Niang, qui a d’ailleurs suscité moult interrogations sur l’ex-Twitter, a pu être interprété par beaucoup d’internautes comme une annonce du journaliste indiquant que les personnalités citées dans la rumeur  ont été convoquées par l’Ofnac pour une affaire de corruption.

De la trajectoire d'une rumeur

Pour reconstruire le cycle vicieux de ce bruit, sans doute parti d’une  erreur d’interprétation, on peut dire qu’elle a démarré comme rumeur sur la plateforme X ,d’où elle est passée à la télévision (SenTV), pour revenir sur le réseau social X, cette fois, comme « information » partagée par des internautes, qui citent le média SenTV comme étant la source.

À l’ère du numérique, il suffit de peu pour qu’un contenu non vérifié soit pris pour authentique. En réalité, il suffit d’un contexte favorable. L’annonce de la supposée convocation de l’ex-Premier ministre Amadou Ba et des deux juges du Conseil constitutionnel par l’Ofnac était crédible aux yeux de certains, dans la mesure où une modification de la loi organisant l’organe de lutte contre la corruption survenue début février 2024 donne au président de l’Ofnac des pouvoirs assimilables à ceux d’un procureur. 

D’ailleurs, à la suite de l'adoption de la nouvelle loi sur l’Ofnac, certains internautes suggéraient que c’était une épée de Damoclès sur la tête des juges du Conseil constitutionnel. 

De plus, la rumeur sur la convocation d’Amadou Ba et des deux juges du Conseil constitutionnel est survenue dans un contexte où une partie de la presse faisait état de relations tendues entre Macky Sall et son ancien Premier ministre qu’il a lui-même choisi comme candidat pour l’élection présidentielle de 2024. Une fausse nouvelle a plus de chance d’être crue si elle épouse un narratif venant consolider des certitudes préétablies. C’est sans doute ce qui a fait que certains internautes ont été abusés par une fausse Une du quotidien pro-gouvernemental sénégalais Le Soleil partagée le 11 mars 2024 notamment sur l’ex-Twitter. : on peut y voir une photo de Khalifa Sall (ou Khalifa Ababacar Sall), ex-ministre sénégalais, ex-maire de Dakar et candidat d’une coalition de l’opposition à la présidentielle, accompagnée d’un texte élogieux à son endroit (comportant des fautes). Beaucoup ont cru que c’était une édition authentique du journal, sans remarquer que la charte graphique et le logo n’étaient pas  ceux utilisés actuellement par Le Soleil.

Quelques précautions peuvent être salutaires : chercher à connaître la source d’une information ou d’un contenu ; évaluer la crédibilité de ladite source ; ne pas partager une information ou un contenu dont on ignore la source ; face à une capture d’écran, chercher à consulter la source originale dont elle a été tirée.

Très souvent, la vigilance et le bon sens sont les meilleurs amis pour éviter de tomber dans le piège de la désinformation et de la manipulation.

Samba Dialimpa Badji est un journaliste sénégalais. Il a été le rédacteur en chef du bureau francophone d'Africa Check à Dakar de janvier 2019 à septembre 2022. Il est actuellement chercheur à l'Université métropolitaine d'Oslo (Oslo Metropolitan University), en Norvège, où ses travaux portent sur la désinformation.

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