Retour sur Africa Check

BLOG - Dix ans d’Africa Check : les défis de la vérification des faits (fact-checking) dans le contexte africain

La désinformation ne connaît pas de frontières et Africa Check débusque souvent de fausses affirmations similaires d'un pays à l'autre. Mais les défis posés à l'organisation varient selon les pays, comme en témoignent les rédacteurs en chef de ses bureaux du Sénégal, du Nigeria, du Kenya et de l'Afrique du Sud.

Le compte Twitter de Macky Sall, le président du Sénégal, a 2,3 millions d’abonnés mais, au 12 décembre 2022, il ne suit que 125 comptes. La plupart d'entre eux appartiennent à des chefs d’État et de gouvernement, des personnalités de renommée mondiale à l’instar de Melinda French Gates, philanthrope et co-présidente de la fondation Gates ou António Guterres, actuel secrétaire général de l’ONU, ou encore le pape François.

Outre ces personnalités, le président Sall - ou son équipe - suit également le compte de la rédaction francophone d’Africa Check. Cette preuve de l'impact du travail d'Africa Check est un motif de fierté pour Valdez Onanina, qui est depuis le 1er septembre 2022 le rédacteur en chef de cette équipe pour l’Afrique francophone basée à Dakar, au Sénégal.

Le bureau d'Africa Check au Sénégal est en activité depuis 2015, date à laquelle il ne comptait qu'un seul membre, le rédacteur en chef de l'époque, Assane Diagne. Aujourd'hui, alors que l’organisation a dix ans, l’équipe comprend quatre employés et deux stagiaires.

L'organisation est confrontée à des défis particuliers au Sénégal. Onanina explique que le pays n'a pas de loi garantissant l'accès à l'information. « Il n'y a donc aucune obligation pour le gouvernement de nous communiquer des documents » en réponse à une requête, renseigne-t-il. En 2016, « par exemple, j'ai voulu vérifier une affirmation selon laquelle Macky Sall a construit 200 fois plus de routes que son prédécesseur (Abdoulaye Wade, NDLR), mais il a fallu des mois pour obtenir l'information », précise-t-il. (Vérification faite, l'affirmation s'est révélée fausse.)

Pour Onanina, la quête de l'accès à l'information publique revêt une importance personnelle. Autant que possible, « je me fais le devoir de participer à tous les débats sur la loi relative à l'accès à l'information », déclare-t-il.

En ce qui concerne l’organisation de façon plus générale, Onanina affirme que le travail effectué au cours des sept années d'existence du bureau francophone a eu un impact : « Il est temps d'apporter cette expérience dans d'autres pays. Nous avons appris que la vérification des faits, c'est bien, mais ce n'est pas suffisant. Nous devons développer de nombreux projets d'éducation aux médias afin que les gens puissent être avertis des dangers de la désinformation ».

« Nous ne faisons pas de journalisme facile. Nous devons sans cesse expliquer ce qu'est le fact-checking, la vérification des faits. Mais nous avons maintenant la maturité nécessaire pour essayer d'intégrer cette pratique dans les modèles éditoriaux de différents médias en Afrique francophone. Nous ne pouvons pas lutter seuls contre la désinformation », ajoute-t-il.

Comme exemple de collaboration, le bureau francophone a réalisé des vidéos pour les lycéens en collaboration avec l'Institut Goethe du Sénégal, centre culturel de la République fédérale d'Allemagne. Ces vidéos prennent la forme d'un cours à l'issue duquel les participants deviennent des vérificateurs de faits juniors. « Mais nous devons aller dans les zones rurales ; nous avons besoin de vidéos en wolof avec des sous-titres en français », explique Onanina.

Au fur et à mesure que le travail se poursuit, Onanina est fier du respect qu'inspire Africa Check. « Quand vous dites que vous êtes d'Africa Check, certains réagissent par : 'Oh, Africa Check ! Vous faites du bon travail !' ».

Le Nigeria prend le train en marche

Le bureau du Nigeria, basé à Lagos, a ouvert ses portes en novembre 2016, avec un seul collaborateur, David Ajikobi. En tant que rédacteur en chef, il travaille désormais avec une équipe de six personnes à temps plein et une à temps partiel.

Il raconte qu'à ses débuts, le plus grand défi a été de comprendre lui-même le fact-checking : « J'avais beaucoup d'expérience en journalisme, mais rien ne m’avait préparé à l'expérience de la vérification des faits. C'est un travail rigoureux et minutieux ».

Cela signifie qu'il faut prendre le soin de trouver le bon personnel avec les bonnes compétences. Ce qui, au Nigeria, implique de prendre en compte un large éventail de facteurs : « Nous avons beaucoup de langues, de religions et de cultures différentes. Et il existe des mentalités africaines très traditionnelles, où les gens ne veulent pas entendre dire qu'ils se sont trompés ».

Selon lui, les hommes politiques de la région sont réticents à l'idée d'assumer le concept de responsabilité. « Mais s'ils font des affirmations qui sont fausses, et que celles-ci se retrouvent dans des documents politiques, alors vous obtenez une mauvaise politique. Donc, la vérification des faits est un moyen de tenir les décideurs responsables de ce qu’ils disent », explique encore Ajikobi.

Pour lui, il est également important de travailler dans des formats accessibles, tels que l'audio, la vidéo et la formation en présentiel : « La culture africaine est une culture de narration. En tant que vérificateurs de faits, nous devons laisser nos ordinateurs portables et trouver des moyens de mettre notre travail à portée des yeux et des oreilles des gens » parfois.

Ajikobi se réjouit du fait que la pratique de la vérification des faits se développe dans toute la région, et que la collaboration est désormais une partie importante du travail d'Africa Check. « Nous avons une coalition d'organisations de vérification des faits qui travaillent sur les élections de 2023 au Nigeria, et c'est vraiment important », souligne-t-il.

À l'instar de ses homologues d'autres régions d'Afrique, il estime que l'avenir réside dans le travail plus large d'éducation aux médias. Il souhaite « vacciner » les gens contre les mauvaises informations afin qu'ils puissent vérifier eux-mêmes les allégations qui leur seront présentées.

Un bureau au Kenya

Le bureau d'Africa Check au Kenya, installé à Nairobi, a été créé en 2017. Alphonce Shiundu, qui en a été nommé rédacteur en chef, dirige à présent une équipe de cinq personnes.

Selon Shiundu, le plus grand défi auquel est confronté ce bureau en Afrique de l'Est est la qualité des données disponibles qui doivent servir à vérifier les déclarations des personnalités publiques. « Par exemple, à l'heure actuelle, au Kenya, les données ‘les plus récentes’ sur la santé maternelle et infantile ont été recueillies pour la dernière fois en 2014, lors de la publication de la dernière enquête démographique et sanitaire du Kenya. Nous sommes en 2022 », indique-t-il.

Parmi les défis à relever dans ce pays, il remarque une tendance à extrapoler les données en fonction de ce qui fait l'actualité : « Lorsque des personnes éminentes se voient diagnostiquer un cancer ou en meurent, il s'agit soudain d'une urgence. Pourtant, les données sur les causes de décès sont terribles. En fait, tous les décès au Kenya ne sont pas enregistrés ».

Autre gageure qu’il pointe du doigt : les gens pensent que si une chose a été écrite dans le journal ou diffusée à la télévision, alors elle doit être vraie. Les personnalités publiques s'efforcent de faire publier leurs déclarations dans les médias pour gagner une certaine crédibilité, mais les journalistes rapportent ensuite ces affirmations sans vérifier si elles sont exactes ou non.

Au niveau régional, notamment au Kenya, en Ouganda, en Tanzanie, au Rwanda et en Éthiopie, Shiundu note que le fait de corriger des affirmations inexactes ou trompeuses faites par des personnalités publiques peut mettre les journalistes et les vérificateurs de faits en difficulté.

Au-delà des défis de la vérification des faits, le rédacteur en chef du bureau d’Africa Check à Nairobi voit une énorme opportunité dans l'éducation aux médias et au numérique pour les jeunes de la région : « Ils doivent comprendre comment naviguer sur internet et les médias sociaux ; savoir identifier, démystifier et éviter les bulles de filtrage conspirationnistes ; et comment utiliser toutes ces compétences et plateformes pour l'autonomisation socio-économique sans devenir la proie des escrocs et des fraudeurs ».

Par ailleurs, Shiundu souligne le nombre de projets de vérification des faits lancés au cours des cinq dernières années en Afrique de l'Est.

« Africa Check a travaillé avec l’ONG Internews », lancée aux États-Unis en 1982 et qui affirme aujourd’hui soutenir des médias indépendants dans 100 pays, « pour démarrer un projet de vérification des faits en Éthiopie, au moment où le paysage politique est volatil et risqué, et le monde en proie à une pandémie dévastatrice. C'est l'une des choses dont je me souviendrais avec fierté. Je dois saluer le courage, la résilience, la passion et la détermination de tous nos collègues d’Ethiopia Check qui se sont engagés dans le fact-checking et qui continuent de demander des comptes au pouvoir dans des circonstances très difficiles. Sans eux, un tel projet serait difficile », déclare-t-il.

Les défis dans le contexte sud-africain

Le premier bureau d'Africa Check a été ouvert en Afrique du Sud en 2012. Aujourd'hui, il est sous la responsabilité de Lee Mwiti, le rédacteur en chef du site web anglophone. Selon lui, au cours des cinq à dix dernières années, des changements notables ont eu lieu dans le paysage de la vérification des faits dans le pays.

« Le débat public a connu une forte augmentation de son caractère hyper partisan, avec la polarisation et les chambres d'écho qui l'accompagnent. La désinformation et la perte de confiance dans les médias contribuent à alimenter ce phénomène. Les dirigeants populistes et les acteurs marginaux disposent désormais de plateformes leur permettant de transformer leur popularité fabriquée en légitimité, et d'influencer les politiques », développe-t-il.

Tout cela signifie qu'il existe dorénavant un risque accru de préjudice hors ligne, c’est-à-dire en dehors d’Internet, dans la vie réelle, les minorités et les groupes vulnérables tels que les immigrés étant pris pour cible physiquement.

Cependant, on se rend de plus en plus compte que les défis posés par les fausses nouvelles exigent une réponse de l'ensemble de la société, estime Mwiti : « Nous avons constaté que les gouvernements, la société civile et les personnes intéressées par l'exactitude des informations se concentrent de plus en plus sur ce problème ». Pour lui, cela crée un espace pour de meilleures ressources, collaborations et interventions qui peuvent inclure la recherche, l'éducation aux médias et la formation.

Impact et portée sur le continent

L'accent mis sur l'éducation aux médias est une extension du travail de vérification des faits mené par l'organisation depuis dix ans. Selon Lee Mwiti, Africa Check a identifié des modèles de ce que les vérificateurs de faits appellent le « pre-bunking ». Le « pre-bunking » est le fait de repérer une fausse nouvelle à l’avance, avant qu’elle ne se propage, comme le résume le site français Siècle Digital, dédié aux informations sur le numérique.

« Par exemple, si vous divisez une élection en phases, vous pouvez presque prédire quel genre de désinformation circulera à chaque phase. Sachant cela, nous essayons d’adapter notre travail pour mettre à la disposition du public et des journalistes des ressources leur permettant d’être avertis et de ne pas tomber dans les pièges de ce qui est partagé. Nous renforçons la capacité du public à mieux résister à la désinformation », rapporte Mwiti.

Pour Dudu Mkhize, responsable à Africa Check des activités de sensibilisation et de proximité, ce travail est essentiel. « La vérification des faits était auparavant principalement un travail éditorial : identifier une affirmation, vérifier les faits, produire un article, rendre un verdict », affirme-t-elle.

Mais l’article produit après vérification n'a jamais la même portée que l'affirmation initiale, malgré sa valeur fondamentale qui consiste à corriger les données publiques et fournir un contexte supplémentaire à cette affirmation spécifique. « L'éducation aux médias est importante. Elle donne au public les compétences nécessaires pour naviguer dans le paysage de l'information », poursuit Mkhize.

L'équipe chargé de la sensibilisation et des activités de proximité compte cinq membres, mais s'appuie également sur l’équipe éditoriale, notamment dans les bureaux des autres pays. Leur travail comprend la formation à la vérification des faits, l'éducation aux médias et la gestion du réseau Africa Facts, une communauté de vérificateurs de faits africains lancée en 2017, avec pour objectif de partager les connaissances et compétences en fact-checking au sein du public, surtout chez les jeunes, et de collaborer de manière non partisane contre les fausses nouvelles à travers le continent.

Hlalani Gumpo, responsable de l'impact à Africa Check, indique que ces collaborations comportent d'autres défis : « Par exemple, nous avons réalisé qu'il y a des différences entre l'Afrique anglophone et l'Afrique francophone. Nous avons travaillé avec des stations locales pour faire du théâtre radiophonique interactif. Cela a été plus difficile au Sénégal qu'au Nigeria. Par exemple, au Sénégal, nous avons dû relever le défi de faire des traductions dans la langue locale wolof, qui n’est pas la langue officielle (NDLR : au Sénégal, la langue officielle est le français, mais le wolof est l’une des langues les plus parlées dans tout le pays). De plus, les installations de la radio n’étaient pas aussi bonnes. Les réactions du public étaient beaucoup moins nombreuses et plus lentes ».

Néanmoins, Gumpo assure qu'elle se sent privilégiée de travailler à Africa Check, car « notre travail compte, les gens prennent des décisions concrètes fondées sur le travail que nous faisons ».

Outre cet impact sur la vie des individus, renchérit Lee Mwiti, Africa Check a permis de sensibiliser le grand public à l'importance d'une information exacte et aux menaces qui pèsent sur la société lorsque le débat public est pollué. « Bien que nous ayons des réussites à notre actif au cours de cette décennie, nous avons l'impression, à bien des égards, que l’aventure ne fait que commencer », déclare-t-il.

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